Discours sur la vertu
7042007Par M. Michel Serres
Le jeudi 2 décembre 1993 (L’Académie Française)
Pourquoi ne parlons-nous plus de la vertu ?
Parce que nous avons changé tout cela : et de nom et de place. Depuis qu’un mélange de morale puritaine et d’une psychologie aussi luxueuse en lexique lourd que légère en résultats efficaces baptisa mégalomane l’ancien orgueilleux et l’envieux paranoïaque, les vices passèrent du confessionnal au divan et de la prison à l’hôpital.
L’avarice trahit une rétention fécale : ces matières abondèrent derrière l’or et l’argent ; nous désintoxiquâmes de l’alcool les ivrognes gourmands ; l’obsession servit d’excuse à la luxure. Mais pourquoi, j’y pense tout à coup, jugeons-nous et punissons-nous encore, la corruption et le viol ?
Miséricorde
Aimez le pardon miséricordieux qui parut effacer, par un progrès soudain, la culpabilité, pour rapatrier les fautifs dans les lits des malades, et remplaça tout jugement par un diagnostic. Ne condamnez pas, essayez d’apaiser : nous gardons et pratiquons cette devise. Mais elle pose une question concernant le pronostic : si les anciens vices s’expliquent par la pathologie, pour se soigner dans des cures, une fois reconnus et guéris, comment, de l’autre côté, définir la santé, traduction de l’antique vertu ? À quel critère la reconnaître ?
La vérité oblige à dire que le traitement ignore ce qui sera dit dans le silence des organes enfin sains. Comment et pourquoi donc chercher à recouvrer une norme sans nom ? Exemple : si la pharmacopée offrait pilules ou piqûres contre le racisme et l’exclusion, qu’aurions-nous encore à faire des vertus de tolérance ?
L’éthique se réduit-elle au retard de la médecine ? Que des sciences décrivent, avec quelque pertinence, ces maladies, nos anciens vices, et nous ne parlerons plus de santé ni de vertu.
Le positif éblouit-il nos capacités d’analyse ?
L’utopie réalisée
Nous vivons désormais installés dans l’utopie que Samuel Butler, naguère, appelait Erehwon, étrange nom de lieu qui cherche à désigner l’envers de nulle part, dans ce rêve presque réalisé ici même, où s’efface la séparation entre l’hôpital et la prison, la condamnation et les soins, le délit et le malheur. Le mal de coulpe a cédé, enfin, au poids du destin.
La miséricorde et la justice réputent victime celui qui comparaissait autrefois comme coupable, mais il arrive aussi que celle-ci, la justice, exige que chacun assume la responsabilité de soi. Pouvons-nous, en effet, affronter, de nouveau, le destin, lorsqu’il nous devient contraire même sous l’aspect de la pathologie, autrement que par vertu ?
Nous devinons qu’elle ne se réduit point à la santé, silence des organes ou du désir, mais qu’elle chante et danse dans la lutte quotidienne pour la survie.
II
Mais nous avons changé tout cela, vous dis-je : les vices laissent place aux maladies ; la vertu n’existe plus, du point de vue des sciences, et, si, d’aventure, nous avons à parler d’elle, nous cherchons à tourner la difficulté. Mais nous restons fautifs, je le confesse, et, par exemple, violents ou corrompus.
Revenons donc aux vices, plus aisés à décrire, puisque nous ne savons plus parler de la vertu. L’avarice entasse ; la colère et l’orgueil enflent ; la gourmandise bâfre ou se soûle ; la luxure collectionne ; l’envie creuse le trou noir de son ressentiment ; fatiguée jusqu’à bâiller sans cesse, elle cherche encore du repos, la paresse ; sans ces reprises, point de plaisir aux vices.
En manque tragique et permanent de compliments, le vaniteux en quête, partout, de tous ; il faut toujours au ladre, inassouvi, un sou pour finir un franc et compléter son bas de laine troué ; gonflé d’ire, le furieux demande à toutes les circonstances des raisons de rage ; le goinfre et l’alcoolique ont à jamais perdu la satiété ; le lubrique allonge en sa rubrique mille et trois femmes, et plus encore, s’il peut ; tous les détails assurent le jaloux en sa haine ; le fainéant s’épuise sur sa couche nécessaire… jamais comblés, entraînés dans la spirale qui les emprisonne, les sept vicieux du canon souffrent tous d’un seul mal : la croissance. Dont l’assuétude leur apprend l’intelligence : qui montre plus d’habileté que l’orgueilleux pour dominer, de ruse que le luxurieux pour séduire, l’avare pour épargner, l’alcoolique pour se procurer sa prise, le passif pour ne rien faire ?… Le monde entier pourrait crouler, croissance névrotique première servie.
Chacun porte en lui un puits infini qu’une intolérable anesthésie l’oblige à combler : à nouveaux frais, il doit réexciter le dégoût, relever l’insensibilité blasée, réchauffer la froideur. Le vice reprend le vicieux comme la spirale d’un retour éternel, égal et morne, relance une trajectoire extensive et rationnellement prévisible. Faute de comprendre la vertu, voici que l’ensemble des vices prend, sous nos yeux, la belle unité d’une cohérence : une vie entière se voue à l’inflation, à l’agrandissement d’une masse qui s’expanse.
Croissance générale
La variable principale de cette croissance évolue selon une pente d’allure narcotique : l’avare, le paresseux et le gourmand se droguent de sommeil, d’alcool ou d’argent ; il faut augmenter la dose de fureur, de haine ou de gloire pour rester longtemps enchanté de colère, d’envie ou d’orgueil.
Pourquoi ne parlons-nous plus de la vertu ?
Parce que le monde où nous vivons se construit, tout justement, sur une croissance, générale et quantifiable, que l’économie, la finance, la consommation et le progrès innovateur des sciences ou des techniques, tout ce qui paraît sérieux et lourd, semblent rendre aussi nécessaire qu’un destin, aussi indispensable que l’assuétude. Du coup, notre culture elle-même ressemble à s’y méprendre à une narcose croissante qui asservit à sa dépendance.
Pourquoi les enfants se droguent-ils ? Pour imiter leurs parents, intoxiqués d’argent, de travail, d’emploi du temps, de consommation, de représentation… soumis à des prises horaires obligatoires, plongés dans l’enchantement de la croissance.
Les jeunes générations obéirent-elles jamais avec plus de soumission ?
Vertu narcotique de la croissance
Ils faisaient au moins rire, les vices, quand, autour d’eux, le monde ne s’adonnait pas encore à l’augmentation pure de la quantité ; nous ne les voyons plus, désormais, parce qu’ils suivent fidèlement les lignes principales de notre paysage, économique, historique et social ; quand la forme ressemble tellement au fond sur lequel sa silhouette se dessine, elle devient invisible. Et nous les sentons aussi peu que notre milieu puisque tous les deux jouissent de cette vertu, dormitive ou narcotique.
La vertu, celle que la tradition de cette maison m’oblige aujourd’hui à rechercher, nous réveillera-t-elle d’un sommeil général, ou nous invitera-t-elle à résister aux croissances toxiques ? Certes, nous ne savons pas désenchanter une civilisation, pour ne point connaître de pharmacien ni de vétérinaire pour le gros animal, mais nous pouvons peut-être résister, individuellement, aux voies de cet entraînement global ou aux charmes de ses extases.
Comment ? Le regard lucide fixé sur la mort, la reconnaissance de la finitude, désenchantent aussitôt de la croissance. Nous vivons vite, alors, dans l’évidence qu’elle n’a de fin en aucun sens : pas d’arrêt, pas de but, pas de finalité, donc pas d’intérêt.
Seule, donc, la mort nous retient, quand elle nous retient, rarement. La finitude définit les bornes de cette sagesse.
Avons-nous trouvé la vertu, réputée introuvable ?
Croissance positive
Non. Glacée, morbide, blasée, cette première éthique reste aussi extatique et intellectuelle que la croissance à laquelle elle tente de résister ; nécessaire, peut-être, mais insuffisante, elle caractérise les morales sans passion, dont la prudence évite les vices mais n’exaltent d autre vertu que cette fascination funéraire. Réveiller donc la croissance, du côté de la vertu, nous oblige à reconnaître nos capacités infinies d’exploits positifs et de productions.
Nous semblons ignorer nos incroyables capacités : increvable et faite pour la pénurie, la bête humaine peut souquer à l’aviron pendant des mois pour traverser le Pacifique, travailler sa vie entière dans la désapprobation générale, passer sept jours d’orage dans une paroi verticale de glace, en haute montagne hivernale, ou trente années de maladie à composer, dans l’étouffement et la souffrance, une œuvre musicale, traverser le Groenland ou l’Antarctique par des froids mortels à tous les animaux, combattre un État criminellement pervers, jusqu’à faire basculer, à elle seule, tout le contrat collectif qui le conditionne ; certains vieillards courent cent kilomètres en quelques heures ; des jeunes gens souffrent chez les misérables, simplement pour vivre avec eux ; combien de mères patientes affrontent le chômage, la pauvreté, l’insécurité, le désespoir où survit leur famille… Donner sa vie paraît la moindre des politesses à cette bête, sainte pour mépriser, justement, ces limites évidentes. Ces actes ne renvoient point au recouvrement de la santé ni à une sagesse morte et plate dont le conseil n’excède pas le raisonnable.
Seules les bêtes, dit-on, connaissent leurs bornes : celles, précisément découpées, de l’instinct. Animaux sans instinct, les hommes plantent leur tente fragile et mobile, sans mur ni protection contre l’illimité. Voici donc la question dure, et contradictoire : croître ou ne pas croître, jouir de l’extension ou souffrir sa finitude ?
III
Mais pourquoi ne parlons-nous donc plus de la vertu ?
Nous dissertons plus aisément sur les vices parce que leur vraie nature, tout intellectuelle, se comprend mieux. D’où ces sciences, la croissance, la toxicité. Ils sortent de la tête et ne cessent de faire des comptes : arithmétique grise et simpliste des plaisirs, des prises, des femmes conquises, des trésors amassés, du volume bruissant de la renommée, des coups comparés portés à l’adversaire, des heures passées à ne rien faire… contrairement à de vaniteuses apparences, rien de tout cela ne concerne le corps, mais tout, au contraire, y désigne des chiffres ou l’extensive homothétie d’une géométrie métrique : les vices, intellectuels, et les maladies, nerveuses, prêtent indéfiniment au discours.
Même la santé ou la vertu émanent de la raison pure, lorsqu’on inverse la croissance ou la liste des vices. L’analyse, donc, s’y trouve chez soi, tout autant que l’enchantement. Nous nous droguons surtout de langue et de nombres.
Courage, corps, cœur
Inversement, mais alors pour de bon, issue du corps ou du cœur, non de l’entendement, la valeur vient du courage : de la reconnaissance, à la fois, et du refus de notre finitude. Première et seule vertu qui vaille, et dont les autres se déduisent, il ignore la raison autant que le corps se moque de l’esprit et l’invention de la critique.
De nature corporelle, cordiale, cardiaque, le courage, essentiel et premier, se comprend aussi difficilement que l’élan vital : sa générosité ne réfléchit ni ne médite longtemps la concorde ; sans chercher de médiation, sa fidélité trouve immédiatement la miséricorde… Quand je parlerais toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’un airain résonnant ou une cymbale qui retentit… La vertu ignore autant la mort que l’intelligence analytique : bavards sonores, nous ne savons donc plus parler de la première.
IV
Mais de quoi parlons-nous donc ?
Le mot ne signifie pas seulement une qualité morale, mais aussi, et peut-être surtout, le principe ou la cause des choses ; nous célébrons, en effet, la vertu curative de certaines plantes ou la vertu réparatrice du temps, pour l’effacement des douleurs.
Pour découvrir leur vertu, il faut donc pénétrer jusqu’à l’essence ou à la condition des hommes, aux racines mêmes de la vie, aux réactions chimiques primaires de l’énergie ou aux premiers rythmes du temps ; là naît le courage dans son principe, au secret de son efficacité, à l’expression inchoative de ses forces. Dans la chaleur du métabolisme ou le jaillissement de l’élan vital, au battement élémentaire du cœur… voilà d’où se lance le courage, oubli total et chaleureux de soi vers le monde, les autres, le prochain et les objets.
Au moment de la naissance sort de la porte du temps ouverte entre les jambes de la femme, un torrent jaillissant, un flux de non-être, un geyser vital et chaud, que les doctes appelleront plus tard courage ou charité, un trésor prometteur de puissance, un cri sauvage, une première expiration rauque appelant des myriades d’autres souffles, aptes à réchauffer l’extérieur. La vertu de vitalité transmet la vie, plus l’amour.
Mort et vie, risque et sécurité
Oui, par quel miracle de vie, le courage se moque-t-il de la mort, l’aguiche-t-il sous le nez, la provoque-t-il au royaume sombre de sa loi ? Le cœur nous tire là où nous refusons, de tout notre jugement, d’aller. Cette vertu se moque de la précédente, et funéraire, sagesse, de même que le corps sait aller au-delà de la tête, quoi qu’elle en pense.
La mort seule fonde notre humanité, donc toutes nos morales, les vices et la vertu ; le courage devant la camarde trace nos limites et ouvre nos aspirations vers l’illimité ; cette bête, bonne, sait mais ignore qu’elle meurt. Son geste traverse l’obstacle fatal vers quelque chose ou quelqu’un d’autre. Inversement, la santé ou la vie à tout prix involue la vie même vers une conduite animale ou infantile.
Ainsi le courage se moque de la vie pour elle-même et méprise une civilisation qui l’a prise pour valeur unique : culture vaniteuse, richarde, pleutre, décadente, sans projet, si contraignante dans ses mornes conventions qu’elle ne discourt plus que de confort et de sécurité, au moment où des milliards d’hommes, que la mort talonne, périssent de faim, de maladies incurables et de misère, condamnés, eux, au courage.
Que vaut la vie sans raison de vivre ?
Avons-nous même perdu le courage de parler de la vertu ?
V
Mais pourquoi donc n’en parlons-nous plus ?
Parce que, continûment consacrés aux mauvaises nouvelles, maux, vicissitudes et meurtres, nos médias, lorsque enfin ils en parlent, masquent le courage en pose et rodomontade : capitaine courageux, dans la mêlée obscure des combats, tel devient Fracasse sur les planches du théâtre.
Plus bas que le vice, quand elle s’exhibe, triomphante et exaltée, la vertu tombe, là, au ridicule, ou, justement, à la maladie nerveuse de notre début : mégalomane ou mythomane. Et quand la charité s’adultère en publicité, Tartuffe joue aux côtés de Matamore.
La représentation vicie la vertu. L’exhibition en images publiques – la croissance immense de la gloire, pour l’essentiel – devient le canal obligé qui transforme toute vertu vraie, l’essence de la vie ou l’amour au-delà d’elle, en image de stuc, et l’authentique héros en faux dieu de carton et de plâtre.
Que penser, par exemple, de la vertu de celui qui s’habille, en séance publique, pour la célébrer devant vous, aujourd’hui ? Dites-lui donc de se taire, par pudeur.
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