A titre d’information:

29042009

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« Pourquoi l’affaire Coupat nous concerne tous » – Par Edwy PLENEL

27042009

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Tarnac est un petit village de Corrèze, avec à peine trois centaines d’habitants, situé sur les versants du plateau de Millevaches. Tarnac est aussi le premier nom d’une affaire d’Etat qui ébranle les principes fondateurs de notre droit et dont le pouvoir actuel porte la responsabilité. Un jour viendra où ce point de vue, encore minoritaire, semblera une évidence.

Dans l’immédiat et pour l’opinion moyenne, l’affaire de Tarnac reste l’histoire d’un groupe de jeunes anarchistes radicaux, entre doux rêveurs et extrémistes illuminés. Constitués en communauté autonome dans ce coin perdu du Limousin, ils sont soupçonnés par les policiers de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) d’être les auteurs d’au moins un sabotage sur une ligne TGV de la SNCF. Arrêtés lors d’une opération très médiatisée, ils sont neuf à avoir été mis en examen, dans le cadre de la législation contre le terrorisme. Un seul est toujours en détention provisoire depuis le 15 novembre 2008, Julien Coupat, accusé de « direction d’une association de malfaiteurs et dégradations en relation avec une entreprise terroriste ».

Tandis que leurs défenseurs clament que le dossier est vide, le pouvoir, justice et police à l’unisson, de la ministre de l’intérieur au procureur de la République en passant par le patron de la DCRI, assure qu’il n’en est rien. Deux discours contradictoires dont l’affrontement n’a, pour l’heure, guère mobilisé les partis et les consciences. Le plus souvent, ce feuilleton est suivi de loin, comme une histoire qui se dénouera d’elle-même avec le temps. Comme une dossier qui ne mettrait en jeu rien d’essentiel, de central ou d’urgent. Comme une affaire marginale en somme, située en lisière des grands débats et des graves questions, tout comme les jeunes concernés avaient choisi de se placer en marge de l’ordre dominant et de vivre à l’écart de la société urbaine, industrielle et marchande.

Il n’en est rien, et c’est ce que l’on voudrait plaider ici: l’affaire de Tarnac nous concerne tous. Parce que son déroulement met en péril plusieurs principes démocratiques vitaux: la présomption d’innocence, les libertés d’opinion et d’expression, voire, au-delà, la liberté de conscience, c’est-à-dire le libre choix des valeurs qui conduisent une existence. Et elle nous concerne d’autant plus si nous ne partageons pas les positions idéologiques ou les engagements militants de ceux qu’elle met en cause. Car, à quoi bon défendre des principes, des droits et des libertés, si l’on ne s’en soucie pas quand ils sont piétinés, transgressés ou ignorés, au prétexte que les victimes de ces abus nous seraient étrangères ? « Qui ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité, se fait le complice des menteurs et des faussaires ! » Cette apostrophe de Charles Péguy, au sortir de l’affaire Dreyfus dont il fut l’un des combattants de la première heure, vaut pour tous ceux qui, aujourd’hui, restent trop indifférents, silencieux et timorés devant le scandale judiciaire et policier que constitue l’affaire de Tarnac, qui vaut à Julien Coupat d’être emprisonné depuis bientôt six mois.

D’une affaire à l’autre, de la haute tragédie d’avant-hier à la farce sinistre de maintenant, les deux histoires n’ont certes pas de commune mesure et sont, par bien des aspects, dissemblables. Mais ce qu’elles mettent en jeu est du même ordre, aussi essentiel, aussi décisif : l’individu contre l’Etat, les principes contre leur abandon, la vérité contre le mensonge. « Nous disions, poursuivait Péguy dans Notre jeunesse en 1910, une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l’humanité, une seule injure à la justice et au droit, surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre d’honneur, à déshonorer tout un peuple. »

Tel fut l’enseignement de l’Affaire, qui a transformé le nom du capitaine Alfred Dreyfus en symbole universel: les principes se jouent toujours à échelle d’homme. Non pas d’humanité abstraite, générale et désincarnée, mais d’humanité concrète et solitaire – d’individu tout simplement. Et ils sont encore plus mis à l’épreuve quand, spontanément, tout ou presque, l’éducation que vous avez reçue, les préjugés de votre milieu, les convictions de votre entourage, vous tient à distance de cet homme précis et vous porte à l’indifférence envers son sort particulier. On le sait : il fallut aux premiers dreyfusards vaincre les résistances de ceux qui, à gauche, ne se sentaient pas concernés par les mésaventures d’un militaire discipliné, officier patriote, symbole de l’ordre, juif de surcroît – l’antisémitisme n’étant pas réservé aux seuls réactionnaires.

Les failles de l’enquête, les faiblesses du dossier

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De même aujourd’hui, s’agissant des neuf de Tarnac, la peur de l’ultra-gauche, l’épouvantail de l’extrémisme, la crainte de la radicalité sont autant de prétextes à l’immobilisme, au silence et à l’indifférence – particulièrement à gauche. Julien Coupat et ceux qui l’entourent ne font pas mystère de leurs convictions, d’autant moins qu’ils les ont revendiquées dans des écrits publics, notamment ceux de la revue Tiqqun, proche du philosophe italien Giorgio Agamben. S’ils refusent de se situer à l’ultra-gauche, dans ses variantes libertaires et autonomes, affirmant même lui être étrangère, ils affichent des engagements radicaux, associant goût du style et style de vie, inclinations littéraires et causes politiques. La généalogie qu’ils entendent prolonger, interroger et actualiser pourrait aller du blanquisme au situationnisme, et fait pleinement partie de notre histoire politique, sociale et intellectuelle.

On est en droit de ne pas goûter cette radicalité extrême, quelque peu élitiste et esthétique. Et la société est en droit de demander à ceux qui s’en réclament des comptes sur leurs actes dès lors qu’ils choisissent de passer à ce que les anarchistes de la Belle Epoque appelaient « la propagande par le fait », laquelle se traduisit à la fin du XIXe siècle par plusieurs attentats meurtriers. Mais nous ne pouvons accepter qu’au prétexte de la dangerosité supposée de leurs idées, on les accuse sans autre preuve que leurs écrits, on les criminalise en vertu de leurs mauvaises pensées, on les soupçonne non pas de ce qu’ils ont réellement fait mais de ce qu’éventuellement, ils auraient pu faire ou penser faire.

Or telle est bien la réalité, la pauvre réalité du dossier policier de Tarnac, désormais largement documentée. Des indices sans doute, des coïncidences probablement, mais pas de preuves matérielles, aucune trace ADN, aucun témoignage crédible. A tel point que le seul témoin accusateur dans le dossier policier est non seulement anonyme (témoignage recueilli sous X…), mais que, de plus, sa crédibilité est aujourd’hui sérieusement mise en doute, ainsi que l’a révélé Mediapart. Le plus important élément à charge, qui fut au point de départ de la surveillance dont ces jeunes firent l’objet et de la suspicion aujourd’hui mise en scène, reste donc un livre, paru en mars 2007, L’Insurrection qui vient, signé d’un anonyme « Comité invisible » dont on leur attribue la paternité, ce qu’ils contestent. Si l’on en doutait, l’audition récente de son éditeur, Eric Hazan, des éditions La Fabrique, par la sous-direction de l’anti-terrorisme confirme que les policiers en sont toujours à tourner autour du point de départ de leur enquête.

Un livre où, en effet, l’on trouve une allusion au sabotage de lignes ferroviaires, au détour d’une réflexion sur le « blocage des flux » d’une société étourdie par la vitesse, la circulation et les connexions : « Comment rendre inutilisable une ligne de TGV, un réseau électrique ? Comment trouver les points faibles des réseaux informatiques, comme brouiller des ondes radios et rendre à la neige le petit écran ? » Mais on y trouve aussi ce passage où la violence est à la fois revendiquée et mise à distance, dans le rêve d’une insurrection inédite contre l’ordre établi : « Il n’y a pas d’insurrection pacifique. Les armes sont nécessaires : il s’agit de tout faire pour en rendre l’usage superflu. Une insurrection est davantage une prise d’armes, une « permanence armée  », qu’un passage à la lutte armée. On a tout intérêt à distinguer l’armement de l’usage des armes. [...] Un authentique pacifisme ne peut pas être refus des armes, seulement de leur usage. [...] En vérité, la question pacifiste ne se pose sérieusement que pour qui a le pouvoir de faire feu. »

Ceux qui ont écrit ces lignes se vivent en guerre collective contre l’ordre existant, comme dans toute eschatologie révolutionnaire. Mais qu’ils le pensent ne prouve pas pour autant qu’ils aient basculé dans une guerre véritable où la violence des armes tient lieu d’action politique. L’excès des mots ne prouve pas automatiquement la démesure des actes. Il y avait aussi violent, quoique moins nuancé et moins inspiré, dans Vers la guerre civile, ouvrage de l’ultra-gauche maoïste paru en 1969 et diffusé par Denoël. Deux de ses trois signataires, Alain Geismar et Serge July, ont depuis cheminé en notoriété et respectabilité, ayant fréquenté cabinets ministériels pour l’un (auprès de Claude Allègre) et grands médias pour l’autre (Libération hier, RTL aujourd’hui). Ce rappel, non pas pour prédire forcément la même évolution aux auteurs de L’Insurrection qui vient, mais pour inviter à garder raison et mesure. Pas plus que Vers la guerre civile, le livre L’Insurrection qui vient n’a été assigné en justice par la puissance publique. Ni poursuivie ni condamnée, c’est donc une parole que notre démocratie admet et accepte, aussi excessive, audacieuse ou scandaleuse soit-elle.

Sa contestation, sa critique ou sa réfutation, voire sa condamnation, a sa place dans le débat d’idées. Pas dans une enceinte de justice où ces pensées, ces idées et ces écrits seraient tenus pour preuve d’un complot terroriste. Le terrorisme, ce sont des actes. Des faits, des preuves, des crimes factuellement prouvés. Pas des intentions supposées. Pas des gamberges intellectuelles. Pas des divagations théoriques. Or tout le scandale de l’affaire de Tarnac est résumé dans ce fait que, partis de ce livre anonyme pour soupçonner, et donc surveiller ce groupe de jeunes, les policiers n’ont pas réussi à établir la moindre preuve solide ou flagrante du complot qu’ils leur prêtaient. Et ceci malgré l’ampleur des moyens mis en œuvre pour assurer cette longue surveillance, aussi assidue que rapprochée, dont le lointain déclencheur fut un ouvrage paru il y a maintenant deux ans. Comme l’a révélé Mediapart récemment, les enquêteurs en font d’ailleurs l’aveu, courant février, alors que les interpellations sont déjà vieilles de trois mois, en se souhaitant un « jour de chance» car « il nous en faut », au détour d’échanges avec le juge d’instruction.

La criminalisation judiciaire des pensées radicales

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Dans un Etat de droit, ce n’est pas aux mis en examen de prouver leur innocence ; c’est à l’accusation de prouver leur culpabilité. Et des constructions intellectuelles bâties a posteriori pour faire tenir un dossier mal ficelé ne font pas des preuves. Sauf dans un Etat policier, où le droit n’est plus qu’une fiction, une intention ne fait certainement pas une preuve, une pensée dissidente ne fait pas forcément un crime avéré, une insurrection rêvée ne fait pas automatiquement un groupe terroriste. Disproportionnée par rapport à la réalité tangible de l’enquête, la mise en scène policière des arrestations de Tarnac, affichage d’un groupe terroriste menaçant dont Coupat serait le chef, relève dès lors d’une criminalisation judiciaire de ces pensées radicales.

Tout défenseur des libertés fondamentales qui a quelque mémoire des combats fondateurs sait, d’expérience, qu’une telle évolution est alarmante, pour l’avenir. L’accepter sans protester, c’est cautionner un engrenage fatal où la raison d’Etat supplante l’Etat de droit. C’est ici que l’on retrouve l’affaire Dreyfus, sa genèse et ses enseignements. Elle eut en effet un prologue qui n’est pas sans rappeler notre affaire de Tarnac : le procès dit des Trente, procès de figures de l’anarchisme, dont la mise en scène suivit l’adoption précipitée de lois d’exception, sous le choc des attentats anarchistes. Ces lois furent qualifiées par la suite de « lois scélérates » par les défenseurs des droits de l’homme. Or l’on y retrouve tous les raccourcis judiciaires qu’invoquent les pouvoirs qui utilisent la peur comme levier contre les libertés.

Fin 1893, dans la semaine qui suit l’attentat de l’anarchiste Vaillant dans l’enceinte du Palais-Bourbon, deux lois sont adoptées. L’une, du 18 décembre, introduit le crime d’association de malfaiteurs qui fait passer les responsabilités collectives devant les responsabilités individuelles. L’autre du 12 décembre, modifiant la loi de 1881 sur la presse, introduit l’infraction de provocation au crime contre la sûreté intérieure de l’Etat ainsi que d’apologie de ce crime, visant ainsi les idées autant que les actes. Suivra, après l’assassinat du président Carnot, la loi du 28 juillet 1894 sur les menées anarchistes qui, dérogatoire du droit commun, vise tout autant la propagande que l’action de ces courants.

A l’instar de la séquence qui, en 2001, mena des attentats du 11 Septembre à l’adoption rapide du Patriot Act, cet épisode de notre histoire républicaine illustre l’engrenage habituel de cette « politics of fear » mise en évidence dans le récent débat américain, où l’argument de la peur collective devient une arme contre les libertés individuelles. C’est par le détour tardif de l’affaire Dreyfus – le capitaine est arrêté en octobre 1894, mais le retournement symbolisé par le « J’accuse » d’Emile Zola dans L’Aurore attendra janvier 1898 (ci-contre l’impact du «J’accuse» vu par Félix Valloton) – que les républicains démocrates et sociaux prendront progressivement conscience de ce piège. Car, dans un premier temps, ils se taisent, voire approuvent ces législations d’exception – tout comme la majorité des démocrates aura d’abord soutenu le Patriot Act. Après tout, se disent-ils, ces anarchistes sont des criminels irresponsables qui, par leurs attentats, font la politique du pire. Or le paradoxe, trop souvent oublié, c’est que ce sont ces mêmes anarchistes libertaires qui sauront, les premiers, réveiller les consciences en faveur de Dreyfus, tout simplement parce qu’ils avaient pris la mesure de la régression démocratique en cours, pour en être les cibles et les victimes.

Cette scène inaugurale, ce sera le procès dit des Trente, qui se tient devant la Cour d’assises de la Seine en août 1894 (ci-contre un croquis du box des accusés dans la presse de l’époque). Mêlant politiques et droits communs, militants libertaires et voleurs anarchisants, ce procès met en accusation les idéologues, publicistes et propagandistes de l’anarchie. C’est d’ailleurs à cette occasion, et non pas comme on l’affirme souvent avec l’affaire Dreyfus, qu’émerge le mot « intellectuel », avec son sous-entendu péjoratif. « Nous, les intellectuels, ainsi que nous nommait le président », dira à sa libération Félix Fénéon, principale figure de cette bataille judiciaire dont la stature et les reparties s’imposeront aux audiences, tandis que d’autres inculpés notables, Emile Pouget – le syndicaliste du Père Peinard – ou Paul Reclus – le neveu du grand géographe Elisée Reclus – avaient préféré se réfugier à l’étranger. Des intellectuels dont les idées sont tenues pour criminelles par l’accusation, supposées porter la responsabilité des crimes qu’elles auraient inspirés.

Ce procès se terminera à la mi-août 1894 par une pantalonnade, avec l’acquittement des principaux prévenus. L’attitude de Fénéon (ci-contre son portrait par Valloton), employé au ministère de la guerre dont la plume se distinguait dans les publications libertaires, y sera pour beaucoup, tant il sut démonter l’accusation, ses illogismes et ses absurdités. Ses répliques aux questions du président, proférées avec une ironie pince-sans-rire, firent événement – et il n’est pas interdit d’en retrouver l’écho dans les réponses détachées de Julien Coupat au juge d’instruction. « Il est établi que vous vous entouriez de Cohen et d’Ortiz », l’interroge le président des assises. Réponse de Fénéon : « Pour entourer quelqu’un, il faut au moins trois personnes. » Tandis qu’une explosion de rires traverse la salle, le président poursuit : « On vous a vu causer avec des anarchistes derrière un réverbère. » Réplique de Fénéon qui, avec sa fine barbiche et sa haute taille, semblait une incarnation française de l’Oncle Sam américain : « Pouvez-vous me dire, Monsieur le Président, où ça se trouve, derrière un réverbère ? »

Le précédent des anarchistes et de l’affaire Dreyfus

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Or voici non pas une coïncidence, mais un enchaînement logique : l’avocat de Félix Fénéon n’était autre qu’Edgar Demange qui, avant la fin de la même année 1894, sera le premier avocat d’Alfred Dreyfus. Et l’un des premiers défenseurs publics de Fénéon fut Bernard Lazare, dénonçant immédiatement une arrestation qui « désarme par la monstruosité même de sa sottise ». Ce Bernard Lazare qui sera le premier artisan du combat pour l’innocence de Dreyfus, frappant à toutes les portes, forçant les murs de l’indifférence, bousculant les préjugés du moment. Tout comme le journaliste Félix Fénéon, devenu l’âme de La Revue blanche après sa libération, en fera la tribune intellectuelle du dreyfusisme et, plus largement, de toutes les avant-gardes intellectuelles, politiques et artistiques du moment (ci-dessous, par Valloton toujours, Fénéon en rédacteur en chef de LaRevue blanche).

De la défense des intellectuels de l’anarchie au réveil démocratique autour de Dreyfus, la continuité n’est pas abstraite mais concrète : les artisans les plus entêtés, les plus entiers, du second combat seront les protagonistes les plus lucides du premier. Du coup, les républicains qui se mobilisèrent pour Dreyfus s’interrogèrent rétroactivement sur leur passivité face aux lois scélérates. C’est ainsi qu’on put lire, en juillet 1898, dans La Revue blanche, un article signé « Un juriste » et intitulé « Comment ont été faites les lois scélérates » dont l’auteur n’était autre que le jeune conseiller d’Etat Léon Blum. « Telle est l’histoire des lois scélérates : il faut bien leur donner ce nom, c’est celui qu’elles garderont dans l’histoire, écrit-il en conclusion. Elles sont vraiment les lois scélérates de la République. J’ai voulu montrer non seulement qu’elles étaient atroces, ce que tout le monde sait, mais ce que l’on sait moins, avec quelle précipitation inouïe, ou quelle incohérence absurde, ou quelle passivité honteuse elles avaient été votées. »

Six mois plus tard, en janvier 1899, dans la même Revue blanche, c’est au tour de Francis de Pressensé, compagnon de Jean Jaurès et fondateur de la Ligue des droits de l’homme, d’enfoncer le clou, sous le titre « Notre loi des suspects ». Il nous faut méditer ce qui s’énonce alors tant nos temps incertains et troublés ne sont pas à l’abri des mêmes paniques : « La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques, provoquées par certains attentats, savamment exploités par la réaction et qui ont toujours fait payer à la liberté les frais d’une sécurité menteuse. » Et de poursuivre : « Quand un régime promulgue sa loi des suspects, quand il dresse ses tables de proscription, quand il s’abaisse à chercher d’une main fébrile dans l’arsenal des vieilles législations les armes empoisonnées, les armes à deux tranchants de la peine forte et dure, c’est qu’il est atteint dans ses œuvres vives, c’est qu’il se débat contre un mal qui ne pardonne pas, c’est qu’il a perdu non seulement la confiance des peuples, mais toute confiance en soi-même. »

Il faut être aveugle ou s’aveugler volontairement pour ne pas voir que l’actuelle présidence de Nicolas Sarkozy cherche en quelque sorte son 11-Septembre : sa peur fondatrice, cette peur qui la légitimerait, la renforcerait et l’autoriserait. De la mise en avant des jeunes libertaires de Tarnac à la mise en cause récente des bandes banlieusardes, elle est en quête affolée d’un épouvantail protecteur, à l’abri duquel elle pourrait consolider son pouvoir et réduire plus encore les contre-pouvoirs. C’est ainsi que l’on voit resurgir la loi anticasseurs promulguée en 1970, dans le contexte de l’agitation post-soixante-huitarde. Venue au pouvoir en 1981, la gauche fera immédiatement abroger cette loi que le garde des Sceaux, Robert Badinter, qualifiera de « scélérate », convoquant les mânes de Blum et Pressensé et, par conséquent, celles des libertaires Lazare et Fénéon. Or la loi annoncée contre les bandes est un décalque de la loi anticasseurs, près de quarante ans après, exhumant cette même « horreur juridique » (Badinter toujours) : la responsabilité collective, étendue au sens large, en lieu et place de l’individualisation des responsabilités.

L’affaire de Tarnac ne concerne apparemment que neuf jeunes, leurs familles et leurs proches. Elle n’en est pas moins la scène primitive où se joue, pour nous tous, ce théâtre de peurs et de répressions, de libertés menacées et de principes piétinés. S’en emparer, défendre la liberté de Coupat, être solidaire de leurs avocats, ce n’est pas soutenir leurs idées, leurs écrits, leurs engagements. C’est défendre la démocratie contre ce qui la menace en profondeur : non pas la radicalité de ces jeunes, mais la stratégie de la tension qui, face à la crise sociale, à ses révoltes et à ses colères, est aujourd’hui la tentation de cette présidence. Plutôt que de choisir l’apaisement, l’écoute, la discussion, le compromis, la négociation, on la sent jusque dans son langage impatiente d’en découdre, d’affronter, de bousculer, d’ajouter en somme la crise à la crise pour se légitimer autour de valeurs d’ordre, de sécurité et d’autorité. Comme si, par effet de miroir inversé, ce pouvoir appelait de ses vœux cette guerre sociale qu’il prétend combattre en valorisant les anonymes propagandistes de L’Insurrection qui vient.

La prophétie de Sciascia face à la stratégie de la tension

Roman prophétique de la stratégie de la tension italienne des années 1970, Le Contexte de Leonardo Sciascia, porté à l’écran par Francesco Rossi sous le titre Cadavres exquis (ci-dessous l’affiche française du film), raconte l’histoire d’un inspecteur de police qui traque un tueur en série de magistrats, tandis qu’au cœur de l’Etat, une obscure machination veut l’entraîner loin de cette piste, la bonne pourtant, celle d’un assassin solitaire. En haut lieu, on souhaite qu’il trouve d’autres coupables : un groupe d’innocents collectivement désignés coupables par leurs écrits, par leurs pensées, par leurs idées. C’est ainsi que ce policier intègre, lui-même quelque peu intellectuel, est contraint d’écouter les conseils de son collègue de la « section politique » dont les bureaux, écrit Sciascia, « semblaient une succursale à peine installée d’une bibliothèque de bénédictins : à chaque table, un fonctionnaire plongé dans la lecture d’un livre, d’une brochure, d’une revue ». Et bien sûr, c’est un texte anonyme qui désigne les innocents coupables, selon le policier politique, coupables d’autant plus avérés, ajoute-t-il, qu’ils se sont évaporés, ce qui les rend encore plus suspects…

Les écrivains et les poètes sont parfois visionnaires : leurs intuitions disent la réalité avant même qu’elle advienne. Comme s’ils la pressentaient, la devinaient. On comprend dès lors que les pouvoirs faibles se méfient des écrits, les diabolisent ou les redoutent. Ouvert par une suspicion contre un simple livre, le dossier policier de Tarnac révèle par exemple l’intérêt des enquêteurs pour les lectures des mis en examen ou, plutôt, pour les rayonnages de leurs bibliothèques. Parmi les vingt-sept ouvrages saisis chez Julien Coupat, on trouve d’ailleurs un livre fort subversif puisque son auteur est… un journaliste de Mediapart, David Dufresne. Maintien de l’ordre – c’est son titre – est paru en 2007. Cette bibliophilie policière n’est pas un fait anecdotique : dans le sursaut autorisé par l’élection de Barack Obama, éditeurs, libraires et bibliothécaires américains partent actuellement en guerre contre l’une des dispositions du Patriot Act qui les oblige, sans en connaître les justifications, à informer le FBI en lui livrant toutes les données personnelles sur leurs lecteurs, clients et usagers. L’échéance de la bataille est au 31 décembre, ces dispositions d’exception expirant si elles ne sont pas prolongées par le Congrès.

En 1972, Leonardo Sciascia, dont la Sicile natale était une métaphore de notre modernité, s’étonnait que son roman ait devancé la réalité italienne – ses assassinats obscurs, ses manœuvres opaques, ses alliances mafieuses. Mais, ajoutait-il, c’était sans doute parce que le pays imaginaire qu’il avait inventé était « un pays où n’avaient plus cours les idées, où les principes – encore proclamés et célébrés – étaient quotidiennement tournés en dérision, où les idéologies étaient réduites à seules fins politiques, (…) un pays où le pouvoir seul comptait ». Un pouvoir, disait-il pour finir, « qui, de plus en plus, prend la forme obscure d’une chaîne de connivences, approximativement la forme de la mafia ».

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S’il fut, hélas, prophète, hier, en Italie, mieux vaudrait réussir à lui donner tort, aujourd’hui, en France. C’est pourquoi il importe d’en finir au plus vite avec la mascarade de l’affaire de Tarnac, devenue l’affaire Coupat et l’affaire Hazan.

Source : Site MEDIAPART

http://www.mediapart.fr/journal/france/250409/pourquoi-l-affaire-coupat-nous-concerne-tous




Visite à Jawdat Saïd – Par : Jean Marie MULLER

9042009

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Jawdat Saïd (né en Syrie le 9 février 1931) est considéré comme l’un des premiers penseurs musulmans qui s’est efforcé d’introduire la notion de non-violence dans le monde islamique. Sans conteste, l’œuvre de ce penseur syrien s’avère particulièrement originale et féconde et il faut regretter qu’elle n’ait pas été davantage mise à profit au sein même du monde musulman.

Il expose sa pensée dans un livre publié en 1964 et intitulé « La doctrine du premier fils d’Adam, Le problème de la violence dans le monde islamique. »

Dans ce livre, il entend répondre aux écrits de Sayyid Qutb pour lequel, nous l’avons vu, le Coran légitime la violence pour faire triompher la cause de Dieu.

Il considère que la réponse d’Abel à son frère aîné Caïn qui menace de le tuer : « Si tu portes la main sur moi pour me tuer, je ne porterai pas la main sur toi pour te tuer. » (V, 28) exprime clairement l’attitude que le croyant musulman doit adopter pour faire face à l’homme violent.

« Qu’il s’agisse d’un événement historique ou d’une histoire symbolique, commente Jawdat Saïd, ce qui me semble important dans cette histoire, c’est la voie qu’elle indique pour que l’humanité s’élève au niveau de l’esprit. (…) Il n’existe aucune hésitation ni aucun doute dans la position d’Abel. Il est déterminé et il a la volonté de faire face aux conséquences de son attitude[1]. »

En prenant le risque de mourir pour ne pas tuer, Abel témoigne de la responsabilité morale que l’homme doit assumer en refusant toute complicité avec le mal. Ainsi, selon la mythologie adamique rapportée par le Coran, l’histoire n’a pas commencé par un meurtre, mais par un acte de non-violence. Le récit place d’emblée l’humanité devant le choix existentiel entre la violence et la non-violence. Jawdat Saïd cite un hadith rapporté par l’imam Ahmad selon lequel à un compagnon qui lui demandait : « Si quelqu’un rentre chez moi par effraction pour me tuer, comment dois-je me comporter ? », le prophète répondit : « Sois comme le fils d’Adam[2]. » Jawdat Saïd regrette que la jurisprudence islamique n’ait pas donné à ce hadith toute l’importance qu’il mérite.

Pour sa part, il va construire sa réflexion théologique en se référant constamment à l’exigence de non-violence qui fonde l’attitude du second fils d’Adam. « Comment, interroge-t-il pouvez-vous être un musulman si vous n’acceptez pas de suivre la voie du fils d’Adam[3] ? »

« Le Coran, précise Jawdat Saïd, montre la détermination de tous les prophètes à partager l’attitude du fils d’Adam, à résister au mal et à exercer la patience en face de la persécution que leur propre peuple leur inflige. Ils persévèrent à appeler au dialogue et en supportent toutes les conséquences. Ils refusent de répondre par le mal au mal qui leur est infligé. Ils sont déterminés à ne pas régresser vers la loi de la violence parce que, pour eux, celle-ci constitue un blasphème[4]. »

Ainsi, Jawdat Saïd voit dans la détermination des prophètes à refuser de se défendre par la violence et à rester patients alors mêmes qu’il sont agressés, le principe même de l’attitude non-violente. Il parle encore de « l’intégrité intellectuelle » des prophètes qui entendent faire prévaloir contre toute contrainte la liberté de penser et de croire. Et il cite la parole des prophètes à ceux qui les persécutent telle qu’elle est rapportée par le Coran : « Nous sommes patients dans les peines que vous nous infligez. » (XIX, 12)

Le Coran rapporte que lorsque Dieu voulut établir l’homme sur terre, les anges lui dirent : « Vas-tu établir quelqu’un qui fera le mal et qui répandra le sang, tandis que nous célébrons tes louanges et que nous proclamons ta  sainteté ? » Dieu leur dit alors : « Je sais ce que vous ne savez pas ». (II, 30), comme pour leur signifier que leur prédiction n’était pas une fatalité. Dieu fait confiance aux capacités et aux possibilités de l’homme. « Dieu, dit alors le Coran (II, 31), apprit à Adam tous les noms. », alors même que les anges ne les connaissaient pas. « C’est comme si Dieu disait, commente Jawdat Saïd, que le pouvoir de l’homme vient de sa capacité à nommer les choses de la création, à leur donner des noms symboliques, une capacité à devenir digne d’être le lieutenant de Dieu sur terre[5]. » La science des noms permet à l’homme de parvenir à la connaissance des choses. Ainsi, par son intelligence – Jawdat Saïd par son « système nerveux » -, l’homme, et lui seul parmi les créatures, est capable de nommer le bien et le mal, et les conséquences de l’un et de l’autre. Même si, dans une large mesure, aujourd’hui encore l’homme réalise la prédiction des anges plutôt qu’il n’accomplit la mission que Dieu lui a donnée, le penseur syrien veut affirmer sa confiance dans l’évolution de l’humanité : « Dieu, affirme-t-il, a dit la vérité quand il a dit que les anges ne savaient pas que l’homme dépasserait le stade où il faisait le mal et répandait le sang. En vérité, nous ne sommes pas réduits aux conjectures, car nous voyons dans le monde que cela est une évidence ; cela se vérifiera et cela dans un futur pas très lointain[6]. »

Cependant, pour l’heure, « notre histoire, hélas, remarque Jawdat Saïd, est encore l’accomplissement de la prédiction des anges concernant notre espèce. » Les relations humaines fondées sur l’équité et la compassion sont encore marginales dans l’histoire. Jawdat Saïd estime que ce sont les intellectuels qui ont la plus grande responsabilité dans le fait que les sociétés sont gangrenées par l’injustice et la violence. Car ce sont eux qui, par leur enseignement, façonnent la culture des sociétés, ce sont eux qui font que les peuples vivent dans la connaissance ou dans l’ignorance. Or, aujourd’hui, les intellectuels ont délaissé l’enseignement des prophètes et sont devenus des « guides aveugles » : « ils sont les nouveaux gardiens du dieu de la guerre[7] ». Il est urgent que les hommes accomplissent le rêve des prophètes en prenant le chemin de la paix : « Les prophètes ne sont pas venus pour rivaliser dans un combat violent, ils sont venus pour rivaliser dans la bonté, en voulant construire une société entièrement pacifiée dans laquelle tous les êtres humains sont égaux sous la loi[8]. » La maladie de la violence dont souffre les sociétés rappelle l’époque des épidémies : « Alors, à cause de l’ignorance qui régnait concernant les causes des maladies, les épidémies de la peste dévastaient les communautés, laissant derrière elles des millions de morts. » Mais la science a permis de comprendre les microbes et de trouver les médicaments qui permettent de combattre ces épidémies et de guérir les malades. « De même, affirme Jawdat Saïd, les guerres qui éclatent ici et là sont causées par l’ignorance des microbes intellectuels par lesquels les communautés sont infectées de haine et les individus se laissent influencer au point de commettre des atrocités. Dans le monde d’aujourd’hui qui se fie à la science, nous nous préoccupons de la prévention de la guerre bactériologique, tout en ménageant les virus qui nous détruisent : nos nourritures intellectuelles restent polluées. Nous ne pouvons pas nous permettre de persister dans la confusion ou l’ignorance à propos de ces germes envahissants[9]. »

C’est par ignorance que l’homme recourt à la violence : celle-ci « vient d’une fausse connaissance[10] » qui ignore le bien et le mal. C’est la connaissance du bien et du mal, telle qu’elle est enseignée par la Bible et le Coran, qui permet à l’homme d’emprunter la voie droite, la voie de la sagesse en évitant le mal et en faisant le bien. Combattre le mal par le meurtre, « c’est comme briser une vitre au lieu de la laver ». C’est tuer le malade au lieu de le guérir : « Puisque que nous n’acceptons pas que les médecins tuent leurs patients, il est difficile de comprendre pourquoi nous acceptons que des intellectuels ou ceux qui prétendre être les enfants de Dieu glorifient le meurtre de l’ignorant au lieu de l’enseigner et de le guider[11]. »

Les prophètes ont voulu fonder et établir une nouvelle éthique en se fondant sur l’attitude non-violente du second fils d’Adam dont la position peut se résumer ainsi : « Je connais le bien et le mal et j’ai renoncé à suivre la loi de la jungle. Tu peux me tuer, mais tu ne me transformeras pas en un meurtrier. » C’est comme si Abel avait dit à son frère : « Tu peux me tuer. Je mourrai de toute façon même si  tu ne me tues pas. Mais je ne veux pas faire de ma mort un meurtre légitime. Je refuse de t’accorder le bénéfice du meurtre. Je le ferai en refusant d’entrer dans la bataille des corps avec toi, parce que si je me défends tu croiras à l’efficacité du meurtre. J’abrogerai et j’annulerai le bénéfice du meurtre et je le rendrai abominable à tes propres yeux. Et Abel a gagné quand « Caïn dit à Yahvé : « Ma peine est trop lourde à porter. » (Genèse, 4, 13). Dans le Coran, Caïn devient plein de remords et de regrets. Alors que les soldats considèrent leur victoire dans le combat comme héroïque et même que l’assassinat d’une personne qui est armée et protégée comme un geste habile, le meurtre de ceux qui ne se défendent pas est regardé comme un geste effrayant. En refusant de nous défendre, comme le fils  d’Adam et les prophètes, nous nous libérons de la peur de mourir et nous rendons le meurtre criminel[12]. »

Jawdat Saïd souligne que Jésus a demandé à l’un de ses disciples de remettre son épée au fourreau en précisant : « Celui qui prend l’épée périra par l’épée. » Matthieu, 26, 52) Et il voit dans le fait que « les premiers disciples de Jésus ont résisté à l’État alors qu’ils étaient engagés dans la voie de la non-violence[13] », la preuve que l’histoire nous montre la possibilité de résister à la tyrannie sans recourir à la violence. Jawdat Saïd souligne que « tous les prophètes ont interdit l’usage de la violence en établissant une société où règne l’état de droit, parce qu’on ne peut pas établir une telle société tant qu’on croit à l’efficacité de la violence[14] ». Mais il doit être bien clair que le renoncement à la violence ne doit pas signifier un renoncement à  la lutte pour la justice : « Quand quelqu’un me dit que je veux que nous arrêtions la résistance et que nous nous rendions à notre ennemi, je réponds que nous ne  devons pas arrêter de résister ; mais je dis que s’il y a une autre voie qui est plus efficace, plus profitable et moins coûteuse, alors nous devons choisir cette alternative[15]. »

Les prophètes ont enseigné au soldat à désobéir plutôt que de devenir un criminel de guerre. « Le monde veut qu’un soldat soit comme un fusil qui n’a aucun choix et qui se soumet aux ordres sans le droit d’objecter. » Le premier enseignement des prophètes est d’éviter le mal et de persévérer sur la voie du bien. « Un soldat qui connaît la différence entre le bien et le mal est inutile dans les armées du monde. Qui achèterait des armes qui sont capables de désobéir aux ordres ? Qui achèterait une épée qui distingue le bien du mal ? C’est pourquoi les prophètes n’ont pas voulu fabriquer un fusil fait de chair et d’os[16]. » C’est pourquoi, souligne Jawdat Saïd, toutes les armées du monde entraînent les soldats à obéir sans protester « en leur inculquant que c’est l’autorité qui assume la responsabilité de la décision – ainsi le veut la législation des hommes[17] ». Mais il en est tout différemment dans la législation de Dieu. Jawdat Saïd cite la sourate XCVI (9 et 19) dans laquelle le Coran ordonne formellement au croyant de désobéir à celui qui voudrait lui interdire de prier : « Non ! Ne lui obéis pas ! ». L’attitude qui doit être celle du croyant face aux ordres et aux lois est donc claire : « Un croyant doit apprendre à obéir aux lois quand le commandement énoncé est en harmonie avec les commandements de Dieu et à leur désobéir lorsque le commandement est contraire au commandement de Dieu, comme il en est au sujet de la prière. C’est cette connaissance qui permet à l’individu de prendre conscience qu’il a le pouvoir de changer les choses, avec aucune perte pour aucune partie, avec profit pour toutes les parties[18]. » C’est pourquoi, tout particulièrement, le musulman doit désobéir aux tyrans lorsqu’ils lui commandent de tuer d’autres musulmans : « Les autres attendent que tu commences, comme tu attends qu’ils commencent. Soit le premier à obéir à Dieu et à désobéir aux tyrans[19]. » Ceux-ci continueront à donner l’ordre de tuer tant que les soldats diront : « Yes, Sir ! ».

Selon Jawdat Saïd, les opprimés sont pour une large part responsables de l’oppression qu’ils subissent. Pour affirmer cela, il se réfère à la sourate III (165) : « Lorsqu’un malheur vous a atteints, (…) n’avez-vous pas dit : « D’où vient cela ? » Réponds : « Cela vient de vous ». « Ainsi, commente-t-il, le Coran est le seul livre qui réprimande la victime davantage que le persécuteur. Cela, parce que l’oppresseur ne peut maintenir son oppression qu’avec notre complaisance et notre collaboration ; si nous lui retirions cette collaboration, il s’effondrerait[20]. » L’homme peut se libérer du tyran, non pas en le tuant, mais en refusant  de lui prêter allégeance. Pour cela, il doit cesser de rendre un culte idolâtre au pouvoir des puissants. « L’homme a vénéré et vénère encore le pouvoir, et il vénère celui qui tient le pouvoir[21]. » En faisant appel à sa conscience, à sa raison et à son intelligence, l’homme doit comprendre qu’il a le pouvoir de ne pas être exploité par un autre, par un homme qui est son semblable. « La plus grande vérité, écrit Jawdat Saïd, que les prophètes ont apprise et qu’ils se sont efforcés d’enseigner est qu’un être humain ne peut pas être exploité ou humilié sinon avec son consentement et du fait de son ignorance. Dès lors qu’il  est éclairé par la connaissance, personne ne peut l’exploiter ou l’humilier – il ne le tolérerait pas. (…) La connaissance est un pouvoir, la connaissance est la liberté et la connaissance est universelle. (…) Seul l’ignorant peut être exploité[22]. »

Á propos du conflit israélo-palestinien, Jawdat Saïd cite Malik bin Nabi qui a l’habitude de dire : « Quand vous parviendrez à parler davantage de votre propension à être colonisés que de la colonisation, c’est alors que vous aurez accompli le premier pas vers une solution[23]. »

Jawdat Saïd rejoint ici les réflexions d‘Étienne de la Boétie, d’Henry David Thoreau et de Gandhi, reprises par tous les théoriciens  de la stratégie de l’action non-violente, selon lesquelles c’est en effet la complicité des opprimés avec leurs oppresseurs qui fait la force de l’oppression qu’ils subissent. Étienne de la Boétie (1530-1563) fut l’un des premiers à exprimer clairement l’efficacité potentielle d’une politique de non-coopération dans son Discours sur la servitude volontaire. Constatant que le pouvoir d’un tyran repose tout entier sur la complicité volontaire du peuple, il demande qu’on lui fasse comprendre « comment il se peut que tant d’hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d’un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’on lui donne, qui n’a pouvoir de leur nuire, qu’autant qu’ils veulent bien l’endurer, et qui ne pourrait leur faire aucun mal s’ils n’aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire[24]« . En réalité, c’est le peuple lui-même qui offre au tyran les moyens dont il a besoin pour l’opprimer. Dès lors, il suffit que les sujets du tyran cessent de lui prêter leur concours pour que la tyrannie s’écroule. « Vous pouvez vous en délivrer, affirme La Boétie, sans même tenter de le faire, mais seulement en essayant de le vouloir. Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres. Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser[25]. »

Jawdat Saïd veut voir dans la révolution iranienne de 1979, qui permit de mettre un terme au régime du Shah, l’illustration exemplaire de la possibilité pour le peuple de renverser un pouvoir autoritaire sans recourir à la violence. « La révolution iranienne, écrit-il, fut une révolution populaire, une révolution faite par les femmes davantage que par les hommes. Ce fut un événement remarquable. (…) Quand le Shah imposa le couvre-feu, Khomeiny ordonna : vous devez, les femmes comme les hommes, défier cet édit et aller dans les rues, les femmes doivent offrir des fleurs aux soldats du Shah. (…) C‘est ainsi que le Shah fut expulsé sans qu’une balle ou un missile ait été tiré. » Pour autant, l’exemple iranien n’est qu’à moitié convaincant. Car s’il est bien exact que l’ayatollah Khomeiny parvint à prendre le pouvoir sans recourir à la violence, le régime théocratique qu’il installa fut loin de satisfaire les exigences de la démocratie que Jawdat Saïd tient lui-même pour essentielles pour construire un régime politique qui protège la liberté des citoyens.

Jawdat Saïd veut voir dans l’injonction du Coran « Pas de contrainte en religion » (II, 256) un commandement divin qui doit régenter non seulement la vie religieuse des individus, mais aussi la vie sociale et politique des communautés, des peuples et des nations. Le principe du refus de la contrainte, insiste-t-il, est également vrai dans la sphère du politique. Ce principe trace la frontière entre la voie droite et l’impasse. « La violence, écrit-il, doit être éliminée ; pas de contrainte en religion, ni dans la confrontation des opinions, ni en politique ; c’est plutôt la persuasion, l’appel à la sagesse et l’exhortation au bien qui doivent prévaloir ; c’est le débat et la discussion qui doivent s’instaurer dans une voie pacifique[26]. » Il ajoute encore : « C’est votre devoir, en tant que croyants, de transformer la société par la persuasion et non par la contrainte. Une personne qui recourt à la contrainte, et celle qui réagit en recourant à  la contrainte, l’une et l’autre appliquent la loi de la jungle[27]. »

C’est au nom de ce principe du refus de la contrainte que Jawdat Saïd plaide en faveur de la démocratie. « C’est dans cette voie que les prophètes ont posé les fondements de la démocratie[28]. » Ce principe implique le respect de la liberté de conscience, de la liberté d’opinion, de la liberté de religion et de liberté d’expression. Á la question : « Quel est le sens de la démocratie ? », Jawdat Saïd répond : « La démocratie signifie que toutes les parties se mettent d’accord pour penser que les questions politiques ne doivent pas être résolues par la violence. La démocratie n’est pas instaurée dans un pays dans lequel les gens croient dans la légitimité ou la nécessité d’instaurer l’état de droit par la violence[29]. » Et il s’étonne de voir des musulmans portant des pancartes sur lesquelles ils ont écrit : « La démocratie est une hérésie » et qui endurent de vivre sous la loi de tyrans.

Jawdat Saïd a l’honnêteté et le courage de reconnaître qu’« en vérité, beaucoup de nations mettent aujourd’hui en pratique le principe « Pas de contrainte en religion », alors que les musulmans ne le font pas[30]. » L’histoire est une source de la connaissance et les musulmans doivent confronter les enseignements du Coran avec les leçons de l’histoire. Selon lui, si les musulmans se mettent à l’écoute de l’histoire, ils reconnaîtront que la démocratie accomplit mieux que tout autre régime politique l’exigence de justice qui est au cœur de la foi coranique. « Il doit être dit, affirme Jawdat Saïd, que la démocratie est plus près de Dieu et de son prophète que la vie présente des musulmans – la démocratie et le rejet des tyrans n’ont pas été découverts et réalisés par les musulmans ; la démocratie a été établie par d’autres nations[31]. » Lorsque j’ai rencontré Jawdat Saïd, en juillet 2008, dans sa maison de la banlieue de Damas, il m’a dit qu’il était fort reconnaissant aux démocraties européennes d’avoir supprimé la peine de mort. Celle-ci, pourtant, est clairement inscrite dans la jurisprudence coranique.

Selon lui, la charia, qui est la loi de Dieu, exige la justice pour tous, c’est-à-dire l’équité pour tous, croyants et non-croyants. Au sujet des prescriptions parfois contradictoires de la charia dans le Coran, Jawdat Saïd n’hésite pas à affirmer : « La charia doit évoluer vers ce qui est le meilleur, vers ce qui est le plus bénéfique. Le plus profitable doit abroger ce qui est le moins profitable[32]. » Ici, le penseur syrien prend clairement position dans le débat décisif au sujet de la question de savoir quels versets doivent abroger quels autres. Il ne retient pas la doctrine orthodoxe selon laquelle les versets les plus récents abrogent les versets les plus anciens, mais il plaide pour que les versets qui correspondent le mieux aux exigences de la justice abrogent ceux qui y correspondent le moins.

Quand on lui demande si, en rejetant la violence et en prônant la non-violence, il ne récuse pas le jihad armé qui est communément considéré comme un commandement de Dieu, et s’il n’invite pas les musulmans à se rebeller contre Dieu, son Prophète et son Livre, Jawdat Saïd répond : pensez-vous que « si nous décidons que l’esclavage et toutes les règles qui se rapportent à lui doivent être abrogées, ce serait une annulation des commandements révélés dans le livre de Dieu[33] ? » Et se référant au verset 60 de la sourate VIII qui commande aux musulmans de « tenir prêts des chevaux » afin d’effrayer l’ennemi de Dieu, Il demande malicieusement : « Si quelqu’un dit que la préparation des chevaux pour le jihad est quelque chose qui appartient au passé et qui de nos jours ne peut pas être considéré comme une force pour combattre l’ennemi, un tel raisonnement serait-il un défi lancé à Dieu et à son livre[34] ? » Jawdat Saïd ne cesse de dire qu’il appartient à chaque génération, au bénéfice des enseignements de l’histoire, de découvrir de nouveaux horizons au-delà de la vérité perçue par les générations précédentes. Et il appartiendra aux générations futures de poursuivre cette quête de la vérité qui ne cessera jamais. Á ces yeux, ce serait une erreur de lire  le Coran comme l’expression définitive de la vérité, figée une fois pour toutes. C’est le Coran lui-même qui invite les hommes à être toujours en partance.

Jawdat Saïd a confiance dans l’évolution de l’humanité : « De manière figurative, nous sommes les descendants du fils d’Adam qui est le meurtrier, mais nous commençons à prendre le chemin de l’autre fils. » L’exemple  de « ceux qui ont été tués pour leurs idées comme le fils d’Adam, Socrate, Jésus et Gandhi » commence à éclairer les consciences. En définitive Jawdat Saïd veut croire que « le sang du fils d’Adam n’a pas été versé en vain[35] ».


 

[1] Jawdat Saïd, Law, Religion and the prophetic method of social change, www.jawdatqaid.net.

[2] www.bladi.net.

[3] Réponses aux questions de Abdul-Jabbar Al-Rifa’ee, rédacteur en chef du journal iranien Curent Islamic Issues, www.jawdatsaid.net.

[4] Jawdat Saïd, Law, Religion and the prophetic method of social change, op. cit.

[5] Jawdat Saïd, Law, Religion and the prophetic method of social change, op. cit.

[6] Jawdat Saïd identifies himself, op. cit.

[7] Jawdat Saïd, Law, Religion and the prophetic method of social change, op. cit.

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Ibid.

[15] Jawdat Saïd identifies himself, op. cit.

[16] Jawdat Saïd, Law, Religion and the prophetic method of social change, op. cit.

[17] Jawdat Saïd identifies himself, op. cit.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Ibid.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid.

[24] Étienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Payot, 1978, p. 174-175.

[25] Ibid., p 183.

[26] Jawdat Saïd identifies himself, op. cit.

[27] Ibid.

[28] Ibid.

[29] Ibid.

[30] Ibid.

[31] Ibid.

[32] Ibid.

[33] Ibid.

[34] Ibid.

[35] Jawdat Saïd, Law, Religion and the prophetic method of social change, op. cit.

Remerciements: 

Je tiens à remercier MIR-IRG et son journal trimestriel d’information « Le sentier de la Paix » de m’avoir envoyé ce texte intégral de Jean Marie Muller. 

RDV très important !

Jawdat SAÏD est l’invité du MIR-IRG durant la période du 7 au 14 mai 2009. 

Le samedi 9 mai après-midi, Jawdat SAÏD animera une conférence à Bruxelles autour de la question de:

« La nonviolence en Islam« 

(la traduction arabe/français est prévue)

Si vous êtes intéressés, inscrivez-vous via :

mirirg@swing.be 







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