Elle n’est pas à vendre

13 11 2015
Elle n’est pas à vendre dans Politique Plume-service-commande.png
Par : Mohamed LOUIZI

Elle s’appelle « C ». Je la connais depuis plusieurs années. Nous nous rencontrons souvent en tête-à-tête pour discuter de nos combats et projets communs. Ce jour-là, elle était silencieuse et très pensive. J’ai compris que quelque chose encombrait son esprit. Soudain, sans introduction, elle brisa le silence qui régnait et me dit : « Mohamed, puis-je te raconter un rêve et solliciter ton interprétation ? ». Je savais que quelque chose de très important la préoccupait. Je ne l’ai jamais vu dans cet état depuis des années. Je me suis rapproché d’elle, histoire de lui dire notre proximité et la confiance entre nous, et fait signe de la tête pour dire mon accord.

Dans son rêve, elle s’était vue comme assise sur un vaste terrain arboré, devant son ordinateur portable, un jour d’été, lorsqu’un courriel lui est parvenu, émis par une responsable des ressources humaines d’une agence de recrutement parisienne, lui proposant un job de conseillère éducative. Comme si, dans ce courriel,  la responsable RH se présentait en tant que membre d’une équipe impliquée dans la définition d’un programme éducatif, visant à améliorer la compréhension et l’acceptation des différences, entre les cultures islamiques et chrétiennes, dans les pays francophones. La responsable RH s’appuyait sur les évènements dramatiques des dernières années pour donner un sens urgent à ce projet. L’Islam étant de plus en plus perçu comme violent et extrême. Cette équipe chercherait à diffuser, principalement dans le monde éducatif, des idées diamétralement opposées. Cela passerait par le recrutement de conseillères et de conseillers, de confession ou de culture musulmane, pourront apporter leurs connaissances et leurs savoirs sur l’Islam et sa culture, afin de développer des contenus d’ouverture et de tolérance. Elle me disait que son expérience personnelle, au travers de ses écrits passés, publiés ici ou là, était mise en valeur pour justifier la proposition de contribuer à la phase réflexion et rédaction de ce projet ambitieux.

J’écoutais chaque mot, chaque phrase et chaque respiration aussi. Jusque là, je ne savais pas en quoi ce rêve pouvait la préoccuper pour autant. Après un temps de silence, que je n’ai pas voulu perturbé, elle a continué à me raconter la suite. Comme si, elle était assise dans un petit salon climatisé d’un hôtel parisien très chic. Pas très loin des Champs Élysées. Fini le terrain arboré. Face à elle, il y avait, en plus de la RH, un grand homme quadragénaire, très bien habillé, souriant, cheveux noirs et lisses, teint un peu basané et ne parlant pas français. Il était anglophone. Elle trouvait étrange qu’un anglophone veuille conduire un projet éducatif dans un pays francophone au lieu de le faire dans un pays anglo-saxon. Là où le communautarisme est nettement plus affirmé. Pour elle, il avait l’air d’un homme originaire des pays du nord de l’océan indien, de l’arc allant de l’Inde au Yémen, en passant par le Pakistan et le Qatar. Dans son rêve, l’homme se présentait plutôt comme étant métisse d’origines allemande et arménienne.

La RH servait d’interprète. Le salon était sombre et chaleureux. L’échange aussi. Sur une table basse, il y avait des tasses de thé et de café. Un peu plus tard, la RH avait disparu définitivement de la scène. Elle n’était plus réapparu jusqu’au réveil. A sa place, un deuxième homme, type européen, très souriant, avait pris le relais de la traduction. Elle me disait comme si elle n’était plus dans ce salon chic mais plutôt dans un restaurant qu’elle n’avait pas l’habitude de fréquenter. Assise entre les deux hommes, elle a parlait de son passé, de ses combats et de ses idéaux. Les deux hommes appréciaient chaque phrase et se montraient admiratifs de son parcours, de son courage et de sa sincérité.

Toujours dans ce même rêve, après un dîner dans un restaurant chez un vrai top chef, elle se voyait comme si elle était dans la chambre 601 d’un autre hôtel, quatre ou cinq étoiles. Un peu comme ces chambres que l’on ne voit qu’à la télévision dans les séries américaines. Elle était obligée de me préciser que ce n’était pas elle qui pouvait se permettre, même en rêve, de se payer ce luxe et que c’était quelqu’un d’autres, un inconnu, qui lui avait réservé cette chambre de … rêve. Je l’ai rassuré en lui rappelant que je connaissais très bien ses convictions sincères en faveur de la sobriété, de l’ascétisme et de la simplicité volontaire. « En fin de compte, ce n’était qu’un rêve ! » lui disais-je. De temps en temps, je buvais une petite gorgée de ma tasse de café, devenue froide. Elle me disait que sa nuit était très courte et qu’elle n’avait dormi que peu de temps, car elle avait passé plusieurs heures à rédiger proprement, sur son ordinateur, l’ébauche de sa contribution à la réunion de travail de l’équipe éducative, prévue le lendemain matin, présentant les grandes lignes de sa vision pour mieux diffuser la culture de tolérance, de paix et d’ouverture à travers les volets éducatif, informationnel et social. Au réveil, elle s’était pressée pour imprimer des exemplaires chez le concierge de l’hôtel.

Quelques temps plus tard, elle se voyait comme si elle était assise dans un café, à proximité immédiate de L’Olympia. « Café de l’Olympia ? Ou celui qui est juste derrière, là où il y a l’entrée des artistes ? » Lui disais-je, en rigolant, après consultation de Google Maps sur mon smartphone, pour détendre un peu l’atmosphère. Elle ne se souvenait pas de ce détail. Même si chaque détail aurait son importance dans un rêve. Comme par exemple la signification de la suite des trois chiffres du numéro de sa chambre d’hôtel : 601. Un numérologue kabbaliste donnerait à chaque chiffre une signification particulière et y verrait un signe. Face à elle, il n’y avait plus la RH, présente lors de la première rencontre. Il n’y avait plus que les deux hommes qui écoutaient le récit de son histoire personnelle, de ses expériences passées, de ses combats et de ses idées. D’heure en heure, elle sentait que les deux hommes ne s’intéressaient plus qu’à son propre passé et non pas au projet éducatif d’avenir pour lequel elle a été rapprochée. Les deux hommes l’interrogeaient longuement. A chaque fois, ils demandaient plus de détails, plus de précisions et plus d’éléments. Elle me disait que cela lui ressemblait, par moment, plutôt à une sorte d’interrogatoire précis, avec des questions bien préparées à l’avance. Elle avait l’étrange sensation d’être interrogée par des officiers de la police judiciaire ou par des avocats anglais dans un prétoire en plein air ou par des agents de renseignement d’un pays étranger. Presque toute la rencontre s’était déroulée ainsi jusqu’au repas du midi. Eux posaient leurs questions. Elle, tentait de répondre simplement.

A nouveau un restaurant chic. Très chic, voire trop chic. Elle s’est souvenue d’avoir pris un repas à base de poisson et a dégusté, pour la première fois de sa vie, du vrai caviar présenté dans une sorte de petite boîte noire posée sur de la glace. Elle me disait que tout ce monde lui était étranger. Elle n’avait pas tort. « Comment ai-je pu accepter un tel luxe alors que des millions de personnes ne trouvent pas de quoi survivre ? » disait-elle. Elle avait baissé sa tête et a écrasé, peut-être, quelques larmes. J’avais compris que lorsque l’on est habité par des convictions sincères, mêmes des écarts constatés lors d’un rêve peuvent laisser des remords. Comme si ce rêve débordait étrangement sur sa réalité. « Même en rêve, il faut tenir bon et rester soi-même malgré les tentations ! » avait-elle conclu, en serrant les dents. Je voyais son sourire timide, en filigrane, et ses yeux qui brillent.

« Et après le repas, que s’était-il passé ? » lui disais-je. En attendant la suite, j’ai profité de ce moment de silence pour vider ma tasse de café et en demander une deuxième, avec un verre d’eau, comme au bled. Elle m’a dit comme si elle était assise dans un fauteuil, dans un immense salon d’un grand hôtel parisien étoilé, comme ceux rachetés par des fonds d’investissement venant du Golfe. Tout autour, étaient assises des personnes bien habillées, appartenant à la classe des nantis de la planète entière, parlant diverses langues. L’on dirait un salon intercontinental. La coupole en verre, très haute et très ancienne, illuminait le lieu, en plus des lumières jaillissantes d’un lustre majestueux. Elle continuait de parler de son passé car les deux hommes en demandaient toujours. Quelque temps plus tard, lorsque le serveur avait posé des tasses de café et des pâtisseries sur la petite table, l’homme germano-arménien, se présentant comme financier actif sur les places de Zurich et de Londres, un mécène discret souhaitant œuvrer dans l’anonymat, avait changé de sujet pour aborder le fameux projet éducatif principal.

Ce qu’on lui demandait s’est d’insulter l’obscurité avant d’allumer une bougie. De saper l’existant avant de proposer l’alternative. Un peu comme lorsque la marque « A » des smartphones, mène, durant plusieurs mois, une campagne marketing de démolition intelligente des smartphones existants des marques M, N et S, avant de proposer son nouveau produit. Elle me disait comme si l’homme lui demandait de travailler officieusement pour son compte pour préparer le terrain et les esprits à l’implantation de nouveaux établissements prônant les valeurs de tolérance et de paix. Sa proposition n’était pas de participer à la rédaction d’un quelconque projet éducatif, comme le laisser entendre le courriel de la RH, mais plutôt d’écrire des articles que ce mécène compte publier dans des journaux nationaux, à travers l’achat des encarts publicitaires à cette fin. Un peu comme l’encart publicitaire acheté par le gouvernement marocain, pour publier un long article, signé de la main de son ministre de la communication, en septembre dernier, sur les colonnes du prestigieux Wall Street Journal pour fustiger les rapports de l’ONG Humain Rights Watch !

Elle, qui n’avait jamais écris un seul article contre de l’argent, provenant de quiconque, se voyait proposer, dans son rêve, de vendre sa plume, ses idées et ses idéaux, contre de l’argent, beaucoup d’argent provenant d’un mécène inconnu. Elle n’écrit pas beaucoup mais lorsqu’elle le fait, c’est toujours pour accomplir un devoir et pour la beauté de l’effort gratuit et du geste désintéressé. Je la connais si bien qu’en temps normal, il lui faut moins que ça pour qu’elle se mette en colère. Dans son rêve, elle semble ne pas avoir eu de temps suffisant pour s’emporter au milieu d’un salon « puant » le fric. Son réveil avait sonné à ce moment-là, mais l’amertume ne l’avait pas quitté. C’est peut-être pour cette raison qu’elle m’en parle aujourd’hui. Elle m’a dit que quelques nuits plus tard, elle avait refait plusieurs fois des rêves similaires. Comme si le même mécène inconnu lui demandait incessamment de lui vendre tous ses rêves, ses secrets, ses confidences, son sourire, ses articles, sa quiétude, ses photos, son jardin secret, ses films, ses livres, ses souvenirs et ses espoirs. La répétition de ces rêves la mettait dans une situation instable. J’avais peur qu’elle devienne folle ou paranoïaque ou qu’elle cesse d’écrire. Il fallait que je trouve des mots justes, pour l’apaiser.

Je suis resté silencieux quelques temps. Le temps pour elle de boire son jus d’orange qu’elle n’avait pas touché depuis le début de notre entrevue. Je lui avais dit qu’effectivement son rêve ressemble plutôt à un cauchemar. Car, quoi de pire pour une écrivaine qui s’estime libre que de se mettre au service commandé, et payé d’avance, par une force financière obscure considérant pareillement monnayables les valeurs éthiques tout comme les valeurs de la bourse ? Quoi de pire pour cette amie de la plume désintéressée que de se mettre à promouvoir la tolérance et la paix, dans un encart publicitaire, acheté par un mécène inconnu à des milliers d’euros, un peu comme lorsque l’on fait la promotion d’une voiture ou de la lingerie féminine ou d’une capsule de café (What else !) ? Quoi de pire pour une écrivaine chérissant Lumière et Lumières que de pactiser, volontairement ou involontairement, avec des forces mystérieuses, agissant dans l’ombre, pour des raisons totalement inconnues ? Quoi de pire pour une militante de la pensée qui sauve que de se vendre et vendre ses mots, ses idées, son passé, ses souvenirs et ses espoirs contre un luxe somme toute corrupteur et éphémère ? Elle m’écoutait et souriait en hochant la tête de haut en bas comme pour approuver mes interrogations.

Bizarrement, je me suis senti concerné autant qu’elle par ce rêve étrange. Je lui ai rappelé que notre combat ne pourrait avoir comme alliés que notre foi, nos principes, notre éthique et le temps : Le maître-temps qui coule en faisant le tri entre l’écume, qui s’en va, et ce qui est utile aux gens. L’intolérance pousse ses racines dans les obscurités des textes, des esprits et des bas intérêts. La tolérance, elle, ne peut naître que fièrement, en s’assumant publiquement sous les lumières, arrosée en continue par les richesses spirituelles des âmes colorées avides d’altérité et de différences. Notre combat salutaire se devrait de se poursuivre avec nos seuls moyens que nous maîtrisons, relativement bien. Le maître-temps fera le reste.

Avant de nous quitter, je lui ai posé une drôle de question pour savoir si elle avait pris ses précautions, même en rêve, pour garder des traces de ses discussions avec les deux hommes inconnues et la RH. Chose qu’elle a l’habitude de faire, en réalité, lorsqu’elle n’a pas une totale confiance en son interlocuteur. Elle m’avait rappelé, avec un sourire moqueur, que ce n’était qu’un rêve. « Peut-on enregistré numériquement un rêve ? » m’avait-elle dit. « Avec toi ma chère, impossible n’est vraiment pas français ! » lui avais-je répondu. Un jour, qui sait, on lui reprocherait cette brève fréquentation, survenue dans le monde obscur des dormeurs. Je la connais, elle ne laisse rien au hasard même lorsqu’elle ferme ses yeux. Elle s’appelle « C ». C comme Circonspection. C comme Conscience aussi. « L’on peut tout vendre, ou presque, sauf sa conscience ! » me disait-elle en me serrant dans ses bras. En rêve comme en réalité, je le sais depuis toujours : Elle n’est pas à vendre !


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