Justice pour Jibrîl (2016-2017).
14 04 2018Par : Mohamed Louizi.
Son passage sur Terre n’a duré que deux-cent-quatre jours. Né en hiver, il est parti en été. Le jour de sa naissance, le 28 décembre 2016, à la Maternité Jeanne de Flandres à Lille, je l’ai pris dans mes bras et me suis abandonné, durant un temps universel, comme par effet mystique, dans son regard si beau, si gracieux, si perçant. Ses yeux, rivés en direction de notre Monde, étaient assurément ouverts alors qu’il n’était là, parmi nous, que depuis quelques heures. Ce désir existentiel, fruit de l’amour, traversant tout un chacun, célébrant la vie par elle-même, dans une fausse répétition d’authentiques singularités infinies, au milieu de tant de fatalités froides, lui, le transportait dans un cœur fragile d’où s’alimente un regard enchanteur, tel un témoignage sans mots.
Il portait en lui, comme tout nouveau-né, l’Histoire de l’Humanité, le patrimoine insaisissable du vivant, la mémoire d’une lutte interminable pour être et exister dans un Univers glacial. Pour qu’il soit, il a vaincu, miraculeusement, toutes les lois cosmiques, rendant impossible toute vie en dehors de notre Terre nourricière. Il a vaincu les aléas et risques de neuf mois d’existence embryonnaire et fœtale dans une matrice somme toute très fragile. Un exploit. Pour qu’il ne soit plus, foudroyé par la loi de l’arbitraire faite marché juteux, emporté par un déluge de négligences, il lui a suffit de croiser, comme par destinée malheureuse, le chemin de l’inconscience professionnelle, incarnée par une équipe de la société … Hertz Maroc. Un drame.
Il était parti pour la première fois, pour se nourrir de la proximité de ses grands-parents et marcher à quatre-pattes joyeusement sur la terre de ses ancêtres. Quand il a décollé depuis le tarmac de Bruxelles, il ignorait certainement que c’était un aller sans retour. A l’aéroport Mohammed V de Casablanca, son père loua une voiture chez Hertz Maroc. Roulant quelques dizaines de kilomètres, un défaut moteur alluma le voyant rouge. D’appel téléphonique en appel, l’agence Hertz locale accepta de remplacer son véhicule par un autre, censé être en bon état. Que nenni ! La nouvelle voiture souffrait d’un défaut électronique non signalé et non réparé par le loueur. Contraint, celui-ci accepta, après tant d’heures de négociations houleuses, après avoir fait un de ces souks, de remplir son devoir contractuel. Une troisième voiture a été mise à la disposition de la famille qui pensait que tout, dans cette nouvelle voiture, semblait être fonctionnel. Les vacances, après déjà une semaine de perdu, pouvaient enfin commencer, croyaient-ils.
Le 15 juillet, les parents décidèrent de passer un court séjour à Agadir. Il faisait très chaud. Ils ont pris toutes les précautions pour partir tôt le matin, dans une relative fraîcheur. Pas très loin de la ville de Ben Guérir, à 180 kilomètres au sud de Casablanca, ce qui devait arriver, arriva, pour la troisième fois consécutive. Tout à coup, sur l’autoroute, le papa n’avait plus aucune maîtrise des freins. Un bruit de grincement se faisait entendre de plus en plus. Comment immobiliser une folle voiture roulant à quelques 120km/h sur du bitume incandescent ? Il a fallu beaucoup de sang froid et un juste usage du frein moteur, pour immobiliser, comme par miracle, cette voiture incontrôlable dans le parking d’une aire de repos qui, hasard ou pas, était à ce moment précis en panne d’électricité ! On dirait un épisode du scénario « Destination finale ».
Pas d’électricité ? Rien d’étonnant, hélas ! Une situation très habituelle dans de nombreuses zones au Maroc où le maillage territorial du réseau électrique haute tension laisse vraiment à désirer. De vieux postes-source, mal dimensionnés et guère adaptés à la demande grandissante, se mettent à l’arrêt, par sécurité, dès que le thermomètre grimpe. Ils ne peuvent répondre aux besoins d’usagers faisant tourner les climatiseurs et autres réfrigérateurs à plein régime, en cette période estivale. Pour éviter qu’un transformateur n’explose au moment d’un pic de consommation, l’exploitant préfère couper le jus, tout simplement. Tant pis si des villageois, issus de ce « Maroc inutile », soient plongés dans le noir, dans l’oubli. L’on aimerait que l’État marocain investisse davantage et équitablement dans la modernisation et le renforcement de l’infrastructure énergétique, renouvelable de préférence, pour augmenter la production de tous ces gigawatt-heures qui manquent. Ce n’est pas le soleil qui fait défaut. Dis-moi comment est conçu ton schéma de maillage électrique du territoire, je te dirai quel Maroc tu prépares pour demain. Nous sommes toujours dans cette aire de « repos » près de Ben Guérir. La température à l’ombre est de plus de 46° Celsius !
Une journée caniculaire comme on peine à supporter dans cette région à quelques lieues de Marrakech. Inutile d’avoir une oreille de la part d’Hertz Casablanca qui, sans complexe, certainement depuis le confort d’un bureau climatisé, demanda au papa de se rapprocher d’Hertz Marrakech. Mais comment faire ? Abandonner sa petite famille dans une aire de repos, pour aller négocier une solution incertaine à l’aéroport de Marrakech, situé à 80 kilomètres ? Pourquoi pas, après tout. Faute de dépanneur mandaté par Hertz, les parents ont décidé de faire de l’auto-stop. Une âme charitable est passée par là. Constatant l’état de détresse d’une famille avec deux enfants en bas âge, elle a accepté d’extraire la maman et ses enfants de cet écueil pour la ramener à l’aéroport de Marrakech. Peut-être réussirait-elle à convaincre l’agence locale d’Hertz à faire un petit geste. Une fois sur place, elle ne pouvait accéder l’aéroport. Sauf exception, seuls les voyageurs y sont autorisés. Le plan Vigipirate marocain l’exige. Enfin un interlocuteur, sur le bord d’un trottoir torride …
De l’autre côté, le papa, resté sur place pour surveiller la voiture et les affaires, car ce n’est certainement pas la canicule qui dissuaderait des brigands, s’est rendu à l’évidence : inutile d’attendre une minute de plus. Le dépanneur ne viendra pas. L’agence Hertz serait occupée à conclure de nouveaux contrats au lieu de satisfaire, à minima, des contrats en cours, aurait-il pensé. Il fallait trouver un plan « B » pour quitter, au plus vite, cette fournée à ciel ouvert et rejoindre sa femme et ses enfants. Il demanda l’avis technique d’un mécanicien, rencontré fortuitement sur cette aire. Ce dernier lui indiqua que les plaquettes des freins étaient complètement usées. Le fer travaillait le fer non sans étincelles. Sur l’acier des plaquettes, plus aucune trace de cette garniture organique vitale pour stopper la folle course des roues. Hertz Casablanca a mis à disposition des parents une voiture sans freins : la meilleure façon de les expédier dramatiquement vers l’au-delà. A mesure que l’heure passait, le thermomètre s’affolait encore et encore. L’eau dans les bouteilles ressemblait à une tisane à quarante degré. Les enfants souffraient de chaleur. La maman, d’impatience et de fatigue. Au bout de quelques heures d’attente, le mécanicien réussit à remplacer toutes les plaquettes usées. Le papa conduit prudemment cette voiture jusqu’à Hertz Marrakech qui a décidé, après coup, de faire un geste commercial. Une quatrième voiture fut mise à disposition de cette famille, en remplacement de celle dont on a changé les freins à ses dépens. Le voyage vers Agadir pouvait se poursuivre.
La quatrième voiture repart en sécurité douteuse. Dans les esprits, l’éventualité d’une ultime mauvaise surprise n’était pas écartée. Ils roulaient prudemment, les yeux ne quittant pas les voyants du tableau de bord. Le soir à Agadir, après une journée d’enfer, mon neveu présentait plus que des signes de fatigue : des difficultés à respirer, une fièvre qui jouait au yoyo et j’en passe et des pires. Conduit le soir même aux urgences, il en est ressorti aux bouts de quelques heures. Le médecin avait prescrit du paracétamol et du sérum physiologique pour nettoyer le nez. Une petite accalmie et puis s’était reparti. Le lendemain, ses parents l’ont reconduit, à nouveau, aux urgences. Il y est resté en observation avant que son état de santé ne se dégrade sévèrement et n’exige sa prise en charge en réanimation pédiatrique. Dans la foulée, une décision fut prise pour une expédition impérative par ambulance vers un hôpital à Marrakech, en vue d’un rapatriement médical urgent, par avion, vers la France. Une tentative de dernière chance pour espérer sauver Jibrîl, en vain. Peu de temps après son arrivée, le 19 juillet, Jibrîl est décédé. Son petit corps repose au cimetière de Had Soualem, au village de ses grands-parents.
Après le temps formel d’un deuil impossible, la mort de Jibrîl, dans de telles conditions, ne pouvait pas passer sous silence. Évidemment, strictement rien ne pourra remplir, dans les cœurs de ses parents, dans le cœur de sa sœur Rim, et dans nos cœurs à nous, sa famille, la place qu’il occupe toujours. Ceci étant dit, un contrat de location exige le respect de ses termes, de part et d’autres. Les parents, ulcérés par la qualité des services de l’agence Hertz Casablanca et par son inconscience professionnelle qui a conduit, au bout de trois graves manquements, au décès de Jibrîl, ont cru judicieux de solliciter le concours de la Justice marocaine, non pas pour demander de consoler l’inconsolable, mais pour dire le Droit, simplement le Droit, rappeler Hertz à ses devoirs professionnels et faire en sorte que cesse ce genre de drame. En effet, dans un Maroc où l’on multiplie les échecs gouvernementaux pour que cesse « La guerre des routes », qui cause chaque jour la mort d’au moins 10 usagers et la blessure de 25 autres, le service des agences de location, au moins, devrait être irréprochable car c’est criminel de louer une voiture sans freins à des clients. Le cas de Jibrîl serait-il un cas isolé ? Je peine à le croire. Une plainte a donc été déposée le 8 novembre dernier, au TGI de Casablanca :
Premier fait curieux, seulement un mois plus tard, le 12 décembre 2017, l’affaire a été jugée expéditivement, dans la précipitation la plus totale, la plus incroyable. Un record digne du Livre Guinness. Presque du jamais vu ! Pas du tout étonnant dans un Maroc où la frontière entre le possible et l’impossible répond, hélas, souvent à la « logique » d’avoir du piston à défaut de pouvoir s’exprimer en … bakchich. Quid du temps de l’enquête ?
Deuxième fait curieux, Hertz Maroc, bien qu’elle ait accusée réception de la convocation, n’a dépêché aucun avocat pour la représenter le jour de l’audience. Circulez, y’a rien à voir ? Aucune considération pour le Droit marocain ? Hertz Maroc n’avait visiblement pas de temps à « gaspiller » devant une juridiction qui se veut être indépendante. Elle devait rouler les mécaniques et la machine à sou avec. Elle s’est absentée au grand dam de la Justice. Face à la juge, ce jour-là, il n’y avait que l’avocat des parents. Une absence qui, contrairement à l’usage, a bel et bien bénéficié aux absents. Alors que l’on dit que les absents ont toujours tort. Dans ce cas précis, la Justice leur a donné raison.
Troisième fait curieux, alors que les faits sont établis par plus de quinze preuves matérielles, toutes jointes à la plainte, parmi lesquelles le rapport médical du médecin légiste (en arabe), qui établit un lien formel de cause à effets entre le décès de Jibrîl d’un côté et son exposition durant de longues heures à une chaleur caniculaire, de l’autre côté, la juge a pris la décision incompréhensible de rejeter la plainte et, par conséquent, d’innocenter Hertz Maroc. Mais sur la base de quel motif ?
Quatrième fait curieux, le plus scandaleux à mes yeux, le jugement écrit en arabe, numéro 2017/1202/9107, rendu par ce TGI — dont je garde une copie — pointe tous les manquements de Hertz Casablanca, liés à cette affaire, mais avoue ne pas avoir trouvé de lien de causalité, entre ces manquements établis et le dramatique préjudice moral subi par la famille. Alors que le rapport du médecin légiste établit clairement ce lien, la juge décrète, comme par magie, que Jibrîl est décédé à cause d’une méningite. Oui, le jugement dit expressément que Jibrîl est décédé à cause d’une méningite. Incroyable mais vrai ! Serait-ce une invention sortie du chapeau de cette juge pour légitimer sa décision innocentant, dans la précipitation, Hertz Maroc ? Que faire du seul rapport du médecin légiste qui, à aucun endroit, n’a évoqué la méningite ? S’agirait-il d’une grave erreur de compréhension ou d’une faute préméditée pour justifier l’injustifiable ?
Le fait est que le TGI de Casablanca a rejeté la plainte des parents qui, en plus d’avoir perdu leur enfant, dépense beaucoup d’argent pour que cesse l’impunité des prestataires qui mettent en danger la vie d’autrui. Les parents ont décidé de faire appel et espère que la Justice marocaine, qui s’exprime au nom de sa majesté le roi Mohammed VI, dise le Droit, rien que le Droit, indépendamment de toutes pressions potentielles, et rappelle à Hertz Maroc ses devoirs et ses responsabilités. Quelle qu’en soit la décision du Tribunal, l’on espère que le français Guillaume Gery, le directeur général d’ Hertz Maroc, puisse garantir à ses clients davantage de sécurité et des prestations de qualité. Il n’est pas sans savoir qu’il est dramatique de faire perdre la vie à toute une famille à cause des plaquettes de freins usées. Un contrôle périodique, cela ne mange pas de pain.
Je me souviens tristement de ce mercredi 19 juillet. La veille, j’avais fini la rédaction de mon « Plaidoyer pour un islam apolitique ». Je devais rendre ma copie à Michalon au plus tôt. Sa parution était programmée pour le 7 septembre. Pour remercier mes enfants qui ont supportés mon absence durant plus de quatre semaines alors que j’étais à la maison, dans mon bureau, au milieu des livres, je les ai ramené, ce jour-là, s’amuser dans une salle de jeu. A peine arrivé, mon téléphone sonna. La nouvelle est tombée. Jibrîl n’est plus. Emportés par un mélange de colère et de chagrin, ma femme, mes enfants et moi-même n’avions plus de mots pour consoler le papa, mon cousin et ami Abdelaziz. Impossible de nous mettre à la place de la petite Rim, qui est partie au Maroc, avec son petit frère mais qui est revenue seule, plongée dans ses réflexions, dans ses interrogations. Elle fait face aux souvenirs de Jibrîl, à ses jouets, à ses habits et à ses photos. Peut-être penserait-elle qu’il reviendrait un jour ? Son attente n’aura pas de limite. La mort, c’est ça. Une soudaine absence définitive après tant de joies partagées. Un déchirement inconsolable, avec lequel, il faut composer dans la tristesse et l’espérance.
Quant à ma cousine Wafaa, la maman de Jibrîl, nous n’avons toujours pas de mots qui puissent l’apaiser durablement. Comment peut-elle faire son deuil alors que la Justice ne reconnait pas les faits ? Peut-être, seul le temps fera le reste. Je l’espère, en tout cas. Impuissant, je n’avais que mes larmes. A l’adresse de Jibrîl, contre l’oubli, j’ai pris ma plume pour lui dédier mon plaidoyer. Puisse-t-il l’entendre de là où il est : À ton souvenir cher Jibrîl ! Tu as surgi dans notre monde pour y jeter un regard innocent et puis repartir sitôt, laissant derrière toi tant de chagrin, tant d’incompréhension. Ton existence, un laps de temps, comme si elle devait uniquement interroger, sans dire un mot, le sens profond de la nôtre. Puisse ton souvenir être honoré. Repose en paix, mon ange !
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