A contre-courant de l’islamisme, l’islam de Sidi

13 10 2019

Sidi

Par Mohamed Louizi

Sidi fut agriculteur, meunier, hakem (juge), faqih (juriste) et fin connaisseur de la doctrine de l’imam Mâlik Ben Anas, dont l’école jurisprudentielle, dite l’école mâlikite, est la plus ancienne des quatre écoles de droit musulman sunnite, et celle qu’observe officiellement l’islam marocain …

Quand j’avais 7 ans, à l’aube d’une journée de juin 1985, à côté de Sidi, j’ai pris la direction de Had Al Aounate à Doukkala, à bord d’un bus régulier. C’était la première fois que je voyageais sans mes parents. La compagnie de Sidi avait quelque chose de délicieux et de particulier, d’autant plus que la destination était la campagne, ma destination préférée depuis toujours. À partir de cette année-là, et durant dix ans, passant par l’année 1991, celle du décès de Sidi, toutes mes vacances scolaires, sans exception, je les ai passées à la campagne, seul ou en famille, y compris les vacances intermédiaires et les trois jours de la fête du Trône.

En songe j’avais vu mon grand-père, Sidi, bien habillé et comme s’il était assis seul, à même le sol, sur un tapis traditionnel marocain, au fond d’un salon simple, peint en blanc, éclairé, spacieux et propre. Devant lui, il y avait une table basse, de forme circulaire. Je n’avais pas prêté attention à sa couleur et à ses détails. Au-dessus de la table l’on avait déposé un grand plat de couscous appétissant. Lorsque Sidi m’avait vu devant la porte ouverte de son salon, il m’invita à venir manger à ses côtés et partager avec lui, seuls en tête-à-tête, ce repas. J’avais bien mangé ce couscous délicieux. Le plat était assez grand pour nous deux. Il me semble que nous n’avions mangé qu’une petite partie. Une fois bien rassasié, j’avais quitté la table et suis parti.

Je m’étais retrouvé ensuite devant l’entrée d’une spacieuse kh’zana – une tente traditionnelle marocaine, utilisée d’habitude dans les grandes cérémonies et festivités. Il n’y avait presque personne. Au fond de cette kh’zana éclairée, spacieuse et propre, presque le même décor. Un vieil homme seul, bien habillé, tout de blanc vêtu, sa barbe blanche illuminait son visage souriant. Sur sa tête, il avait enroulé son turban traditionnel. Il était assis seul, à même le sol, sur un tapis traditionnel marocain aussi, Devant lui, il y avait une table basse, de forme circulaire. Je n’avais pas prêté attention, encore une fois, ni à sa couleur, ni à ses détails. Au-dessus de la table il y’avait un autre grand plat de couscous appétissant. Lorsque cet homme – qui n’était autre que Khali al Haj Mohamed, l’oncle de ma mère, un homme qui fut d’une grande sagesse – m’avais aperçu à l’entrée de sa khzana, il m’avait sitôt invité à son tour à sa table. Je n’avais pas faim. Je venais juste de manger avec Sidi. J’avais tenté de m’excuser en prétextant avoir déjeuner à l’instant avec mon grand-père. Rien à faire. Khali al Haj Mohamed insista pour que je m’assoie à ses côtés et à manger à sa table. Il m’avait dit : «Par Dieu, tu n’as rien à craindre. Tu verras que ce couscous ne te fera que du bien. Crois-moi, dis bismillah et mange au nom de Dieu» !

A mon réveil, j’avais raconté ce songe à ma chérie, en insistant sur son étrangeté, sur ses symboles et surtout sur ce que signifierait de manger du bon couscous, en tête-à-tête, à côtés de deux sages personnes qui avaient marquées profondément mon enfance. Pour une fois, un songe me bouleversa l’esprit. J’avoue avoir du mal à m’en défaire et ne pas y penser. J’essaie, mais en vain. Comme si, au fond de moi-même, je voulais que ce rêve se prolonge dans ma réalité. Comme si je voulais que Sidi et Khali m’invitent réellement à leurs tables, non pas pour manger du couscous mais plutôt pour les entendre parler et admirer leurs sagesses, simplement !

Dans un contexte où la parole sage se fait rare ; la profondeur s’éclipse face aux apparences ; l’idée est remplacée par l’idole ; Dieu par des cheikhs et mollahs ; l’authenticité par la perversion du sens ; la fraternité par le fraternisme conditionné par l’idéologie ; l’islam(s) par l’islamisme ; la charité par l’escroquerie ; l’entraide par la subordination ; l’envie de liberté par les projections du Tamkine ; l’éthique par le fric ; … Dans un tel contexte malheureux, écouter la sagesse pure à ses sources, ne peut qu’apaiser le cœur et amplifier l’espérance.

J’avais raconté ce rêve à ma mère. Elle aussi, n’est pas dans les rêves et leurs interprétations. Toutefois, par le passé, elle avait entendu quelqu’un expliquer que lorsqu’un cher défunt te donne quelque chose de bons, il faudrait le prendre et l’accepter. Cela apporterait, parait-il, bonheur, sagesse et complétude de l’âme. Peu importe le sens du rêve, c’est le souvenir de ces deux sages personnes, de ce qu’elles étaient dans le monde réel, de leurs valeurs et principes et de leurs joies de vie qui me met dans une sorte de fascination  exaltante, me procurant au passage la même sensation d’ivresse que ressentirait l’assoiffé, se trouvant seul face à l’immensité d’un désert, au souvenir de l’eau de source dans un oasis lointain, qu’il avait quitté depuis plusieurs jours et dont il semble avoir perdu toute trace, à cause des tempêtes de sable, d’un sable mouvant.

Sidi est décédé en 1991. L’année de ma capture dans le filet islamiste. Etait-ce un hasard ? Peut-être. J’avais treize ans. Du filet d’Abdessalam Yassine, je suis passé au filet d’Hassan Al Banna. J’avais bu le lait de l’idéologie des Frères Musulmans dans le biberon de la mouvance islamiste d’Abdelilah Benkirane et d’Abdelkrim El Khatib. Quelques semaines après ma traversée du détroit de Gibraltar [en novembre 1999], j’avais rejoint le filet de l’UOIF. J’ai certes appris de belles choses, mais pas que !

J’avais longtemps cru en la suprématie de nos idées, la vérité de nos constances et l’immuabilité de nos références. J’avais péroré des slogans et formulé d’autres. A mon tour, j’avais transmis le «virus» de l’idéologie à d’autres jeunes dont le système «immunitaire», était à l’image du mien, pas assez solide. J’avais occupé des responsabilités, conduit des projets, organisé des activités, lancé des initiatives pour que le projet islamiste soit et domine tous les autres projets. Aveuglé par le pouvoir, j’avais oublié l’humain. Trompé par les apparences, j’avais oublié le cœur. Asservi au cheikh, j’avais oublié Dieu.

Quinze ans plus tard, les constances éthiques issues de l’éducation de mes parents et des influences, directes et indirectes, de nombreuses personnes de mon entourage dont l’influence majeure de mon grand-père, Sidi, m’avaient sauvé la vie à un moment précis de mon existence, en 2006. La naissance de mon fils Souleïmène était ma renaissance. Le sentiment de liberté qui m’habite a presque le même âge que lui. Ma liberté acquise a encore l’âge d’un enfant, en apprentissage à l’école primaire d’une vie très complexe. J’avais fini par découvrir, après toutes ces années de militantisme sincère, la tromperie de l’islamisme, la stupidité de son dessein et les périls inhérents à son idéologie faite de sang et de conquête. A ce sujet, ma position est définitivement claire.

A mes enfants et aux autres jeunes qui me demandent de raconter mon histoire personnelle, je ne cesse de dire et de répéter que l’idéologie islamiste totalitaire est comme une route à sens unique, tu sais d’où tu viens, mais tu ne sauras jamais où elle t’emmènerait. Lorsque tu t’y engages, tu ne peux plus faire marche arrière. Tu ne peux plus faire demi-tour. Si tu persistes à vouloir rebrousser chemin, comme je l’ai fait, non sans encombres, tu risques d’y laisser tes rêves, tes amitiés, tes liens sociaux et parfois, ta vie. Car les Frères Musulmans, à l’entrée de leur temple de marchands déguisés en imams, séduisent l’enfance innocente à l’aide de bonbons et de promesses paradisiaques. A la sortie, ils arborent deux «sabres», aiguisés sur le feu de l’enfer, pour couper la tête de tout adulte osant s’y approcher. Je ne sais pas comment j’ai réussi à garder ma tête sur mes épaules. Ma petite tête me dit que c’est grâce à la République. Je le pense vraiment !

Depuis 2006, j’avais décidé, en toute conscience des dangers, de témoigner, d’expliquer et d’avertir, simplement en publiant mes réflexions et les résultats de mes recherches, sous forme d’articles, en français et en arabe, toujours consultable sur mes deux blogs : Ecrire sans censures ! Et sur Mediapart, entre autres. L’objet principal de mon travail est de découvrir et d’examiner les origines et la genèse historique des dérives islamistes et autres violences religieuses et revendications identitaires rythmant notre quotidien planétaire : le jihad armé, la peine de mort pour apostasie, la lapidation des femmes, le voile, l’excision, la circoncision, le châtiment des homosexuels, les carrés musulmans, l’abattage halal, la ségrégation des morts et des vivants, la guerre contre les «infidèles», la conquête de Rome et le rêve du Tamkine global.  

Six ans avant l’apparition de l’Etat Islamique,  j’avais écrit qu’il serait urgent pour le monde arabo-musulman de se secouer les racines et les branches et d’engager les réformes qui s’imposent. Qu’il était temps que le Seigneur, Dieu, ne soit plus pris en otage par les petits seigneurs de pétroles et de guerre. Que la religion ne soit ni opium ni vitamine mais une autre approche, parmi d’autres, de la vie et de la mort. Que la fraternité humaine puisse être consolidée pour que nous puissions, entre humains, nous occuper ensemble des défis majeurs et partagés : écologiques, culturels, civilisationnels et sécuritaires. Ces défis qui ruinent hélas notre présent et hypothèquent notre avenir proche.

Depuis, l’Etat Islamique est passée par là. Par son appétit pour le sang et sa fidélité salafiste et jihadiste exemplaire à de nombreux textes violents, au service d’une vision géostratégique redessinant le visage de toute une région sensible, il a montré le vrai visage du jihadisme, du salafisme et de l’horizon que nous promettent les Frères Musulmans. Car entre idéologie de l’Etat Islamique et celle des Frères Musulmans, la différence est seulement une différence de degré et non pas une différence de nature. La divergence, somme toute marginale, est de l’ordre des moyens à mobiliser pour dominer l’autre. Elle n’est pas une divergence concernant le but de domination visée par les deux, en même temps. 

L’idée principale derrière cette volonté de témoignage pacifique et continu, depuis presque dix ans, était, lors de sa première phase, d’expliquer, d’éclairer et d’appeler les «Frères» en France, et ailleurs, au sursaut éthique, avec l’espoir que certains parmi eux puissent se réconcilier, enfin, avec leur humanité altérée et puissent préserver, au moins, l’avenir de leurs propres enfants des pièges islamistes. Je pensais naïvement pouvoir faire entendre ces idées aux «Frères», surtout dans un cadre républicain où le débat  est toujours possible. Mais, constatant la fermeture d’esprit, l’intolérance et le dogmatisme, j’ai compris qu’il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Toutefois, mon approche lors de cette première phase a fini par changer brusquement, à un moment douloureux de l’histoire de notre pays, la France. Ce moment de transition et de montée en puissance date du mercredi 7 janvier 2015.

Ce jour-là, au matin, j’avais accompagné mon fils et ma fille au cinéma pour voir le film d’animation Le Chant de la Mer de l’irlandais Tomm Moore. A la sortie de la salle, ils étaient heureux. Un sachet de pop-corn salé à la main. Sublimés par les dessins féeriques, par la belle fille selkie, par les chants traditionnels irlandais, ils me racontèrent ce qu’ils avaient apprécié. A notre retour, ma femme, très attristée, me raconta le terrible attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo, dont l’information passait en boucle sur toutes les chaines d’informations. En regardant les images, écoutant les commentaires, j’avais certainement écrasé des larmes, tapé sur la table, prononcé inconsciemment quelques vulgarités, expliqué à mes enfants, avec le peu de mots que j’avais à ce moment, la situation dramatique que traverseront les familles des victimes et tout républicain libre qui s’assume. J’avais compris que derrière Charlie Hebdo, c’est bien la France, son modèle de liberté et de laïcité et ce qu’elle représente depuis Le Siècle des Lumières, qu’ils sont visés par l’obscurantisme islamiste. Je me souviens avoir dit à ma femme avec une voix cassée : Il y avait un «avant» 7 janvier, et il y aura certainement un «après». Dans mon esprit, le Tamkine était déjà en marche, piétinant les acquis de notre République, écrasant nos rêves, terrassant nos libertés et tuant notre Humanité à coup de kalachnikov.

Quelques heures plus tard, le bal de l’hypocrisie fut lancé par des communiqués creux. Le président de l’UOIF avait mis son costume-cravate d’occasion et s’est mis à courir d’une rédaction à l’autre, d’une caméra à l’autre, pour «verser» quelques larmes invisibles, faire semblant de compassion et dire quelques énormités mémorables. Aucune condamnation sans équivoque. Toujours un petit «mais» quelque part dans sa phrase. L’heure n’était pas encore à la condamnation ferme, et sans réserve, du jihadisme islamiste malgré l’atrocité indescriptible par laquelle des terroristes français avaient exécuté des journalistes, des policiers et des citoyens  de confessions juive, musulmane et autres. Amar Lasfar répétait ses éléments de langage appris par cœur, et parla même de la réforme. Un comble ! Il était mis en difficulté par Caroline Fourest. Je regardais ses gestes sur les plateaux. Son verbe assurément à double-sens, voire intentionnellement ambigu, ne m’intéressaient pas. Je l’avais pratiqué des années durant avant de tirer ma révérence … 

Depuis le 7 janvier, en passant par les attentats de Tunis, Beyrouth, Ankara, Paris, Bamako, San Bernardino, il n’est plus question, pour moi, de me dérober de mes responsabilités, même lorsque l’UOIF attente à l’encontre de ma petite personne un procès en diffamation. Mon combat contre le Tamkine islamiste, contre l’idéologie totalitaire des Frères Musulmans, n’est pas un choix de cœur mais une exigence éthique et un devoir moral. Je ne peux me contenter de regarder et laisser faire. Je ne peux me contenter d’écouter et laisser dire. La République, comme mon pays natal le Maroc, me doivent un accueil, une éducation, une formation, une culture, des rencontres, une transformation, une ouverture, un cadre de vie, une famille, un projet et une espérance. Ce combat pacifique et engagé n’est qu’une infime partie de mes dettes envers mon pays natal et mon autre pays d’adoption, que j’aime tant. Le Maroc m’a fait. La France m’a révélé à moi-même. Ainsi, se pose, depuis 2006, l’équation de mes engagements publics, pour le salut du Maroc, pour le salut de la République et pour la protection de notre Humanité.

En privé, je continue à cheminer seul, parfois en famille, vers l’autre horizon que visait Sidi. A sa mort, il leva son index en direction du Ciel. Vers ce même Ciel, il se dirigeait humblement, durant toute son existence salvatrice, sans détruire la Terre et la Vie qui s’y cultive. Il visait cet horizon de paix, où l’islam n’est pas un programme politique visant à islamiser «l’autre» en vue de le dominer par le Coran et deux sabres. Mais un choix individuel de vie, qui ne s’exprime que rarement par le langage, jamais par un langage politique.

Ce n’était qu’après sa mort que j’ai découvert que Sidi connaissait le Coran par cœur depuis sa jeunesse. Il n’en faisait pas un signe ostentatoire pour s’autoproclamer porte-parole du divin. Son cœur connaissait le Coran. Ses mains agissaient dans la générosité. Ses pieds marchaient vers le bien. Ses yeux ne brillaient pas face à l’argent. Ses oreilles n’écoutaient pas les coups de langue. Sa langue révélait ce qu’il était simplement : un homme de Dieu au service des Hommes et de la Vie !    

Son islam était à chercher du côté de la grandeur de son âme, de la sagesse de son esprit et de la paix de son cœur. Un islam marocain de terroir qui n’était importé de nulle part, ni de l’Egypte, ni du Qatar. Un islam né du mariage du Ciel universel avec la Terre marocaine, de l’espérance avec l’intelligence, de la foi avec la raison, de l’âme avec la matière, de la lecture des livres avec la culture des sols. Un islam marocain simple, sobre, heureux, généreux, accueillant, digne, clairvoyant et paisible. Un islam marocain qui s’exprime par les dons aux pauvres, la réconciliation entre les hommes, la miséricorde envers les animaux et l’alliance avec les champs et les arbres !

Au village de mon grand-père, il n’y avait pas de maison de Dieu mais il y’avait son âme. Il n’y avait pas de minaret. L’appel à la prière n’avait besoin ni de muezzin ni d’amplificateur de son. Mon grand-père l’entendait certainement au fond de lui-même. Lorsqu’il faisait sa prière, il était toujours seul, debout dans sa petite chambre. Sa prière, il ne l’exhibait pas devant les autres. Sa voix, lors de sa lecture du Coran, ne la transformait pas. Je n’ai jamais entendu Sidi psalmodié le Coran. Certainement, il considérait que la beauté d’un texte ne venait pas de sa disposition phonique à être chantée mais plutôt de son pouvoir mystérieux de permettre à son lecteur d’être profondément enchanté. Mon grand-père, comme mon père, ne s’est jamais rendu à la Mecque mais le souvenir d’Abraham, de sa paix, était partout dans sa demeure. Il n’avait pas de barbe mais il avait un cœur. Il n’avait pas de déguisement trompeur, il était lui-même sans additifs de manipulation du regard. Il ne prêchait pas par sa voix, son comportement parlait à sa place.

Après la moisson traditionnelle du blé aux faucilles, après le battage des gerbes asséchées et entassées en meules et la séparation des grains de la paille, à la force des pieds des ânes et des mules, rassemblés côte-à-côte, et tournant au dessus de la meule autour de son axe virtuel, durant toute une après midi caniculaire, je me souviens que Sidi nous rejoignait presque une heure avant le coucher du soleil pour peser la récolte et la rassembler dans des sacs. Outillé d’un sot métallique de pesée, il mettait neuf pesées dans un sac à sa gauche et le dixième dans un autre sac à sa droite, et ainsi de suite. Les sacs remplis par les neufs pesées étaient séparées des sacs contenant la dixième. Les premiers, c’étaient ce qu’il considérait comme sa quote-part et celle de ses enfants. Les autres représentaient la part légale destinée aux pauvres et aux nécessiteux. Dès le champ, la séparation parfaite était faite. Quelques jours plus tard, des personnes venaient chercher leurs quotes-parts. A la fin, il restait toujours plein de blé éparpillé par terre. Un jour, alors que je m’amusais à vouloir tout rassembler, trier et nettoyer, Sidi m’a regardé et m’a dit : «Mon petit-fils, n’oublie surtout pas la part des oiseaux !»

Les gens venaient à son moulin pas uniquement pour moudre. De nombreuses personnes profitaient, en effet, de cette occasion pour demander conseil, exposer un problème de la vie courante, solliciter une entremise de réconciliation ou demander un avis religieux. Le savoir et la sagesse de Sidi étaient reconnus par toute la tribu. Son passé de hakem – juge – faisait de lui la bonne personne, capable à éviter aux belligérants les ennuies de la justice officielle. Il avait une capacité d’écoute et d’analyse extraordinaire. Sa parole désintéressée était respectée et ses décisions, observées, presque à la lettre. Certains payaient sur le champ le prix de la mouture. D’autres payaient plus tard. L’argent n’était jamais son moteur.

Il était dans la facilité et parfois dans le geste gratuit, surtout lorsque la personne qui ramena son petit sac de blé n’avait pas les moyens. Il notait les dettes envers les gens dans un petit carnet. Il utilisait un crayon de bois et une gomme. Le dimanche, le jour du souk hebdomadaire, des gens venaient le rencontrer dans sa tente. D’autres venaient régler leurs dettes. D’autres pour se réconcilier en sa présence. Quant à moi, j’étais là, assis à ses côtés, à l’observer et à écouter ses discussions avec les gens. Une fois, je me souviens, je lui avais fait remarquer qu’il serait bon d’utiliser un stylo à bille indélébile évitant que les dettes ne s’effacent. Il m’a regardé avec son sourire généreux et a dit : «Pour toi, ce serait grave si elles s’effaçaient?» J’avais compris qu’il n’avait pas de place pour l’argent dans son cœur.

Agriculteur, il respectait le rythme des sols et observait, avec foi et espérance, le rythme du Ciel. Bienveillant envers les hommes, gracieux envers les animaux. Il y avait comme une sorte de communication silencieuse, une osmose mystique, établie entre lui et ses bêtes. Je l’observais lorsqu’il conduisait les vaches au pâturage. Il marchait à la même cadence qu’elles, ou plutôt, c’étaient elles qui marchaient à sa cadence à lui. J’avais l’impression que les vaches connaissaient les frontières de ses terrains, elles ne transgressaient jamais les limites des terrains des voisins. Au coucher du soleil, je le voyais toujours assis à sa place, son chapelet à la main. Les vaches convergeaient vers lui. Ce n’était pas lui qui partait les rassembler. C’étaient elles qui venaient regroupées vers lui pour faire la route ensemble.

Il avait un chien, un labrador jaune-sable. Il l’accompagnait partout. Lorsque mon grand-père partait prendre le bus pour se rendre à Casablanca, son chien le suivait, jusqu’à l’arrêt de bus. Au retour, le chien l’attendait. Comme s’il connaissait l’horaire du bus et la date du retour de son maître. Il n’aboyait presque jamais, très gentil, voire trop gentil aux yeux de certains membres de la famille. Un jour, pour une raison que j’ignore, mon oncle voulut s’en séparer. Il l’a pris dans son camion et l’a libéré, le lundi, à plus de 50 kilomètres de la maison, en direction de Casablanca, près du pont de Boulaouane. Le vendredi, à son retour, le chien était déjà revenu à la maison, endormi là où mon oncle avait l’habitude de garer son camion, comme pour le braver. Une autre fois, il l’a relâché à hauteur de Bouskoura, à plus de 130 kilomètres de la maison, mais quelques jours plus tard, il a réussi à rejoindre à nouveau son maître, mon grand-père. Quelque chose le guidait et le faisait revenir chez lui malgré l’insistance de ceux qui voulaient s’en séparer. Lamartine disait : «On n’a pas deux cœurs, l’un pour l’homme, l’autre pour l’animal. On a du cœur ou on n’en a pas.» Sidi avait du cœur, son chien le savait.

Ainsi, l’islam de mon grand-père n’était pas consigné dans un livre de propagande ou palabré dans une émission prosélyte ou au dessus d’un minbar conquis par la tromperie de la masse. Il était plutôt visible et lisible dans son dévouement sincère pour assurer le bonheur de sa famille, l’éducation de ses enfants, le sourire des nécessiteux, le bien-être de son chien, la sérénité de ses vaches, la verdure de son champ, la paix de son voisin, la satiété de ses frères les oiseaux, qui se posèrent à côté de lui, tel à côté d’un Saint François d’Assises, pour picorer ses graines de blé, louer le Seigneur et repartir le jabot plein. Ainsi parla Sidi de son islam, par l’acte et non par la parole, par l’être et non pas le paraître.   

Il est parti en 1991. Son souvenir est toujours vivant au sein de ma famille. Sans rien me dire, il m’a montré une destinée. Adolescent, j’avais pris le chemin de travers. A mes vingt-huit ans, j’ai repris ma liberté de marcher seul, comme lui, vers l’horizon qu’il m’avait indiqué. En 2015, en songe, il m’invita à sa table ronde pour nourrir mon âme et en témoigner. Dans le plat, je croyais qu’il y avait du couscous. Toutefois, lorsque j’y pense vraiment, ce n’était pas du vrai couscous. C’était plutôt une vision d’espoir, une nourriture de vertu et une philosophie de vie. Un peu comme celle que chanta le grand poète arabe Ilya Abû Mâdhi :

Malgré la nuit, sois un astre qui tient compagnie aux forêts
au fleuve, aux plaines et collines
et non une nuit obscure qui, détestant tout le monde,
jette sur les gens un sombre voile.
Toi qui te plains alors que tu ne souffres d’aucun mal
Sois beau et tu verras que la vie est belle !

Autour de sa table ronde, il y a toujours de la place … De son vivant, à sa table, il y avait presque toujours un convive. Presque à chaque repas du midi, il me demanda d’aller inviter son voisin, une autre figure mystique et généreuse de ma tribu à Doukkala. Là où j’ai appris cet islam marocain de terroir et non de pouvoir, observé silencieusement, tous les jours, de l’aube au coucher du soleil, par des femmes et des hommes gracieux. Ils ont sauvé mon âme. Qu’ils reposent tous en paix !

 

Roubaix, le 14 octobre 2015

 

 

 

Extrait de : Pourquoi j’ai quitté les Frères musulmans, retour éclairé vers un islam apolitique (Michalon-2016)

Couvertue-Louizi


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Une réponse à “A contre-courant de l’islamisme, l’islam de Sidi”

  1. 21 10 2019
    PATRICE gibertie (18:59:21) :

    C’est très beau , vous êtes resté fidèle à l’essentiel

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